S'il est minuit dans le siècle
en s’assombrissant, devenait
plus intense… Tellement tranquille, Rodion, que la chèvre amena ses petits près
de lui pour qu’ils broutassent autour de ses bottes. Rodion naissait au calme
et les bêtes le sentaient incapable de leur jeter une pierre… S’il ne pensait
pas c’était parce que la pensée mûrissait toute seule dans son cerveau : comme
s’assombrit le ciel. Au premier étage de la Sûreté, des lampes s’allumèrent.
« Travaillez, travaillez jour et nuit, vous serez tout de même emportés… La
glace se rompt après le long hiver, les eaux printanières l’emportent… Ce sera
beau quand elles déborderont… vos dossiers, vos papiers, toutes vos sales
petites condamnations tapées à la machine à écrire, et vos prisons, toutes, les
vieilles baraques en bois ficelées de barbelés, les constructions modernes en
ciment, comme en Amérique, tout ça sautera… » Rodion perçut que c’était en
lui une certitude. « Tout, tout sautera ! » Il en fut illuminé. L’homme
ne peut pas avancer d’une heure la venue du printemps, il faut donc qu’il
subisse tout l’hiver ; mais il sait que les saisons se succèdent. Qu’il
attende avec confiance ; la barque prête, l’âme prête. Et si le temps lui
est ravi, s’il est lui-même soufflé avant l’aube, comme une petite bougie
clignotante par le grand vent de l’espace ? « C’est moi cette petite
bougie », pensa Rodion, qui se vit seul, sur la place déserte, séparé des
camarades, ignoré de tous, attendu par la prison, assis sur des décombres…
« Eh bien, je m’en fous, le matin se lèvera tout de même… »
Un groupe sombre sortit de la porte de la Sûreté et s’avança
vers le milieu de la place. De près, Rodion distingua une masse indistincte de
prisonniers loqueteux entourée de soldats qui tenaient le doigt sur la gâchette
du fusil. Un chien rôdait autour de ces hommes, la langue pendante, bête
traquée qui aurait soif toute sa vie, bête esclave, bête de police dressée par
l’homme à traquer l’homme, bête à tuer. Ce groupe d’esclaves croisa des gens
qui allaient se distraire au club en assistant, sur l’écran, aux mésaventures
du Bienheureux Savetier : il achetait
l’emprunt à lots, émis pour la construction du socialisme, et il gagnait le
gros lot et la jolie voisine lui découvrait un grand cœur, et… Rodion suivit
des yeux les prisonniers, leurs gardiens, le chien de police, seul être qui se
détachât du groupe avec une individualité distincte, canines et prunelles
luisantes, large gueule assoiffée… « Je suivrai ce chemin la semaine
prochaine, pensa Rodion. Je serai avec vous, camarades ! Je suis déjà avec
vous tout entier… » Car il ne doutait pas que ces captifs fussent des
victimes : les plus immondes sont aussi des victimes et ce sont même les
nôtres depuis que nous avons pris le monde en mains.
Huit heures tintèrent quelque part, personne ne passa plus. Une
fillette vint chercher les chèvres ; des étoiles percèrent dans le bleu
intense du ciel, deux fenêtres de la Sûreté s’éteignirent au même moment, puis
les projecteurs de l’entrée éclatèrent doucement. Surgi de l’ombre, le
factionnaire, l’arme prête, horizontale, arpenta sans bruit, avec une
régularité de mannequin d’horlogerie, son morceau de trottoir phosphorescent. Et
Rodion vit distinctement la machine qui faisait mouvoir cet automate ; elle
allumait, elle éteignait les ampoules électriques dans les bureaux, au-dessus
des dossiers, elle faisait tinter les téléphones, elle suscitait dans les cœurs
– mais pas dans le sien, non ! pas dans le sien – des angoisses, elle
jetait sur la petite place noire le groupe des captifs, les uns gardant les
autres, ceux qui avaient faim et ceux qui portaient les fusils chargés, et
jusqu’à la bête humanisée, aux instincts châtrés, qui ne prendrait plus jamais
un élan libre… Quelqu’un tournait une manette et les petits soldats rouges se
mettaient en mouvement ; autre déclic, un courant passait dans leurs
crânes, ils s’arrêtaient net, ils abaissaient leurs fusils, clac, clac, les
captifs qui cheminaient devant eux s’écroulaient dans la tombe. Autre manette :
les trains se mettaient à rouler, les rotatives à tourner, les foreuses à forer,
les orateurs à clamer : Gloire au Chef !
Gloire à nous, gloire, gloire… comme dans le poème de Mayakovski…
Rodion, le menton sur son poing, disparaissait dans la
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