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Souvenir d'un officier de la grande armée

Souvenir d'un officier de la grande armée

Titel: Souvenir d'un officier de la grande armée Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Baptiste Auguste Barrès
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attendez l’attaque pour riposter, mais alors, et seulement alors, vous vous défendrez. »
    Avant la fin de l’exercice, la place fit demander un piquet de deux cents hommes et prévenir les officiers de ne pas s’écarter de leurs logements. L’orage révolutionnaire commençait à gronder. Tout annonçait qu’il éclaterait dans la soirée. Les officiers étaient pensifs ; on osait à peine se communiquer les inquiétudes qu’on éprouvait, tant la gravité des événements causait d’appréhensions. Un très petit nombre approuvait les ordonnances, la grande majorité les condamnait, et pourtant dans quelques heures nous devions prendre les armes pour les soutenir, les faire trouver bonnes et légales. Cruelle et affligeante position !
    Un peu avant cinq heures du soir, l’ordre fut donné de se trouver à six heures, le 1 er bataillon, commandant Barthélemy, et l’état-major, sur le Pont-Neuf, en face de la rue de la Monnaie ; le 3 ème , commandant Maillard, successeur du chef de bataillon Garcias, sur le quai aux Fleurs, gardant le Pont-au-Change, etc. ; le 2 ème (le mien), sur la place du Panthéon, avec un fort détachement sur la place de l’École-de-Médecine. Je devais, avec une partie de mon bataillon (on m’avait pris deux compagnies pour renforcer les deux autres), maintenir l’ordre dans ce quartier populeux (quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau), contenir les Écoles polytechniques, de droit et de médecine, garder la prison militaire de Montaigne, de la Dette, Sainte-Pélagie, et protéger l’hôpital militaire du Val-de-Grâce. Mes instructions portaient que je devais, par de fortes et fréquentes patrouilles, conserver mes communications avec tous les établissements dont je viens de parler, avec la caserne des gendarmes de la rue de Tournon, et avec les deux bataillons qui étaient sur la Seine.
    C’était beaucoup plus que je n’aurais pu faire, même avec dix fois plus de monde ; aussi, après plusieurs courses dans l’intérieur de l’espace que je gardais, fus-je contraint de me resserrer successivement et de borner ma défense aux alentours de la place du Panthéon, pour ne pas compromettre inutilement la vie de mes hommes, en cas d’attaque imprévue et de surprise préparée sous des prétextes de bon accord. Soixante cartouches furent données à chaque soldat. En les distribuant, comme en faisant partir les patrouilles, je recommandai avec soin et expliquai aux chefs l’usage qu’il devaient en faire, et la conduite qu’ils devaient tenir dans la position critique où ils pourraient souvent se trouver.
    Au début de la nuit, jusque vers dix heures, de nombreux attroupements d’hommes de tout rang et de tout âge se présentèrent à l’entrée de la place en criant : « Vive la Charte, vive la Ligne ! » mais toujours sans intentions hostiles, ou du moins ne les faisant pas paraître, car ils voyaient bien que j’étais inexpugnable de la position que j’occupai sur le parvis du monument. Dans nombre de ces groupes, on portait des cadavres qui venaient des rues Richelieu, Saint-Honoré, etc. Les individus qui les portaient et les accompagnaient criaient avec des voix stridentes : « Aux armes ! on égorge vos frères, vos amis, Polignac veut vous rendre esclaves, etc. » Des hommes, des femmes, descendaient dans la rue, jusque sous les yeux des soldats en patrouilles, pour venir tremper leurs mouchoirs dans le sang de ces premières victimes d’une révolution qui commençait sous de sinistres auspices. L’agitation était extrême, des cris d’indignation et de vengeance se faisaient entendre de toutes parts, mais la présence de la troupe comprimait encore l’élan des masses, ou plutôt leur moment d’agir avec vigueur n’était pas arrivé.
    Dans ce quartier retiré, le silence règne de bonne heure. Les boutiques avaient été fermées longtemps avant la nuit ; les armes de France, le nom du roi et des membres de la famille royale avaient été effacés des enseignes, et les écussons aux fleurs de lis, arrachés et brisés. Mais des événements plus graves se passaient ailleurs. Nous entendions la mousqueterie et les coups de fusils se succéder rapidement. La guerre civile était commencée : la troupe était aux prises avec une population immense, ardente, jeune, brave, indignée. Quel serrement de cœur j’éprouvai quand j’entendis les premières détonations ! Mon Dieu, qu’elles me firent mal ! C’était la guerre

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