Souvenir d'un officier de la grande armée
mérité les éloges des bons citoyens pour leur parfaite discipline. J’avais vu descendre au tombeau la mère de mon bien-aimé fils. Quand je disais au colonel Perrégaux et à quelques autres officiers, avec lesquels je me trouvais avant notre départ de Lyon : « Puisque nous allons à Paris, je voudrais y être témoin de quelque événement important », je ne pensais pas être si douloureusement servi. Quelle soif irréfléchie d’émotions et de nouveautés, si fatalement satisfaites et si funeste à mon bonheur !
Les soldats apprirent avec plaisir qu’ils allaient quitter ce brillant Paris, qui n’était pour eux qu’un séjour de grosses lassitudes et de pénibles veilles. Personnellement, j’en fus très satisfait. J’y avais été trop malheureux, j’y avais éprouvé trop de dégoût et d’ennui, pour ne pas considérer comme une grande faveur l’ordre qui nous prescrivait d’aller tenir garnison dans un autre lieu de France. Un village, à cette époque, me semblait préférable à la capitale du monde civilisé.
CHEZ LE DUC DE DOUDEAUVILLE
En 1830, Barrès est devenu, par rang d’ancienneté, le plus ancien des commandants du 15 ème . Son bataillon est le premier à partir pour l’Alsace, le 1 er octobre. En cours de route, à Montmirail, où il était déjà passé en 1808, 1814 et 1829, son billet de logement lui vaut d’être l’hôte du duc de Doudeauville, pair de France et ancien ministre de Charles X, « dans le beau château où naquit le cardinal de Retz. »
3 octobre 1830. – Logé par billet de logement chez le noble duc, je reçus, peu de temps après être entré dans l’appartement qui m’était destiné, la visite d’un valet de chambre qui m’annonça celle de son maître, et m’apporta en même temps que des rafraîchissements sept à huit journaux politiques de différentes couleurs. Après m’être habillé, je fis dire que j’étais en position de recevoir l’honneur qu’on voulait bien me faire. M. de Doudeauville vint me complimenter, et m’inviter pour six heures. Plus tard, je lui rendis sa visite, et fus ensuite me promener dans le vaste parc du château, très curieux par sa position en pente sur le Petit Morin, et ses beaux points de vue. Le château est une vieille habitation modernisée, flanquée de tours carrées, et sur l’une d’elles flottait un immense drapeau tricolore.
Le dîner rassembla M. le duc et Mme la duchesse de Doudeauville, M. et Mme Sosthène de La Rochefoucauld, celui-ci, aide de camp de Charles X, directeur des Beaux-Arts de la maison du roi, homme célèbre par son bon ton et pour avoir, dans l’intérêt des mœurs, fait allonger les jupons des demoiselles de l’opéra ; Mme la duchesse Mathieu de Montmorency, veuve du Saint Duc (comme les dévots l’appelèrent lors de sa mort subite à Saint-Thomas d’Aquin), ancien ministre de Charles X ; M. le marquis Chapt de Rastignac, pair destitué par la révolution de Juillet, gendre de M. de Doudeauville, et plusieurs autres personnes, moins aristocratiques à ce que je crois. On causa peu. M. de La Rochefoucauld et moi, nous fûmes à peu près les seuls qui échangeâmes quelques paroles à voix basse. Du reste je n’eus qu’à me louer des politesses qu’on me fit, et des attentions dont je fus l’objet.
Dans le salon, on fut plus expansif. On y parla beaucoup de politique, de la révolution de Juillet et des malheurs de la famille royale. « Malheureux rois ! disait M. de Doudeauville, les bons conseils ne lui ont pas manqué, mais des hommes plus influents l’ont circonvenu et conduit à sa perte. » Tous ces personnages avaient quitté Paris seulement depuis quelques jours ; ils venaient dans cette antique demeure se consoler de la chute du roi, et oublier, s’il était possible, les grandeurs qu’ils avaient perdues. M. de Doudeauville est un petit homme sec, déjà âgé ; sa femme, presque aveugle ; leur fils, un bel homme aux grandes manières ; leur belle-fille, encore jeune, peu remarquable, quoique assez bien de figure. Quant à M. de Rastignac, je le trouvai un marquis de théâtre, un personnage de Marivaux. Ces dames ne parlèrent pas : elles se seraient compromises devant un plébéien qui servait un usurpateur. Quoique je fusse étranger à tout ce grand monde, j’y tins ma place, et reçus un accueil parfait. {5}
DE METZ À WISSEMBOURG
Le 11 octobre, Barrès arrive à Metz, qu’il revoit pour la
Weitere Kostenlose Bücher