Souvenir d'un officier de la grande armée
fermé.
8 janvier 1810. – Un bataillon du 46 ème de ligne, commandé par un chef de bataillon plus qu’original, faisait route avec nous depuis Bordeaux. Les officiers des deux corps mangeaient ensemble aux étapes. À Tartas, à la fin du dîner, l’aubergiste vint annoncer qu’il manquait douze à quinze couverts d’argent. Cette insolente réclamation souleva les murmures d’indignation de tous les convives. La porte fut sur le champ fermée, on ordonna à l’hôtelier de fouiller tous les officiers ; il s’y refusa ; le commandant le fit, en sa présence. La visite était près d’être terminée, quand on vint dire que les couverts étaient retrouvés. Alors le commandant tomba sur cet homme, le battit horriblement, malgré les cris et les prières de sa femme. Il fallut intervenir, pour empêcher qu’il ne le laissât mort sur la place. Il partit immédiatement après pour Mont-de-Marsan, déposer sa plainte chez le procureur impérial. Je ne sus pas ce que cela devint, mais il y eut de l’exagération dans la vengeance, un emportement déplacé, et surtout un manque de tenue dans la conduite de ce chef.
Le 15 janvier, nous étions à Ernani, petite ville de la province de Guipuscoa (Biscaye). Je procédai à la répartition dans les compagnies des cent conscrits réfractaires qui m’avaient été remis à Blaye. Il n’en manquait point ; il s’en trouva au contraire un de plus ! Je ne pus m’expliquer cette erreur, qu’on n’avait pas remarquée pendant la route, parce qu’on ne faisait pas l’appel et qu’on se contentait de les compter comme des moutons, qu’en pensant que cet homme s’était faufilé dans les rangs des autres au moment du départ, pour recouvrer sa liberté et essayer de la gloire. Quoi qu’il en soit, il fallut en rendre compte, écrire à bien des autorités pour expliquer ce mystère, et mettre les parents de ce soldat à l’abri des rigueurs qu’on exerçait contre eux, lorsque leur enfant était déclaré déserteur.
Le 16 à Tolosa, au matin en me levant, je m’aperçus que ma chemise était garnie de vermine. C’était un triste début, qui me donna une bien mauvaise opinion de la propreté espagnole.
Le 20 janvier, l’ordre portait que nous devions tenir garnison à Durango. Je fus désigné pour commander la place. On logea les officiers et la troupe dans un couvent. Moi, je crus devoir prendre un beau logement en ville, avec sentinelle à ma porte. Dans la nuit je fus réveillé par un sale paysan couvert de guenilles, que je pris d’abord pour un guérilla mal intentionné, mais qui n’était autre qu’un agent du général Avril, commandant à Bilbao, qui m’envoyait l’ordre de nous rendre à Vittoria. Je quittai sans regret mon noble logement et mes honorables fonctions, pour redevenir simple lieutenant.
26 janvier. – J’arrivai à Burgos, pour y rester jusqu’au 27 février. Ces trente-deux jours se passèrent fort tranquillement et même agréablement. Nous avions besoin de repos. Les quarante-huit journées de marche que nous venions de faire nous avaient rudement fatigués. Le général de division Solignac, gouverneur de la vieille Castille, donna plusieurs grandes soirées, fort remarquables par leur éclat, leur affluence et la rage du jeu. Le duc et la duchesse d’Abrantès, arrivés quelques jours après nous, se trouvèrent à quelques unes de ces soirées dansantes. Il y avait en outre beaucoup d’autres généraux et de grands personnages des deux nations. Ces réunions étaient gaies, vives, opulentes. Les dames espagnoles, qui s’y trouvaient en grand nombre, ne se faisaient généralement remarquer que par leur gaucherie et le mauvais goût de leur toilette française. Celles qui avaient eu le bon esprit de conserver le costume national étaient beaucoup mieux.
Dans ce pays arriéré, on ne connaît pas les cheminées, ni les fourneaux. On chauffe ses appartements avec des braseros, alimentés avec du charbon de bois, chauffage insuffisant et qui occasionne des maux de tête, quand il n’asphyxie pas. Pour échapper au froid et à l’ennui de notre triste intérieur, nous allions au café, tenu par un Français et constamment plein, malgré la vaste étendue des nombreuses salles. On y jouait tous les soirs des masses d’or. L’appât du gain, le besoin de réparer de grandes pertes, entraînèrent quelques officiers à commettre des actions honteuses, qui amenèrent de fréquents duels et des mesures de
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