Souvenir d'un officier de la grande armée
au physique, le plus ivrogne, le plus triste militaire que jusqu’alors j’avais vu. Heureusement que mes fonctions d’officier-payeur me plaçaient en quelque sorte au-dessus de lui. C’était un septembriseur. Dans un de ses moments d’ivresse, il m’avait parlé de ces affreux événements comme un témoin actif. C’était un grand maigre, sec, vieux, à la figure à moitié coupée par une tâche lie de vin, d’un dégoûtant aspect. Sa femme, car il était marié, n’était ni plus jeune, ni plus sobre, ni moins hideuse que lui. Ah ! l’affreux couple, l’ignoble ménage, le honteux chef !
Dans ce temps là, je fus envoyé en cantonnement avec une section dans le village de Banger, au centre de l’île. Je profitai de mon isolement pour inviter une bonne partie de mes connaissances du chef-lieu à venir dîner dans ma triste solitude. Je leur annonçai l’arrivée d’une caisse de vin de Bordeaux que le père d’un conscrit de ma compagnie, que j’avais fait caporal, m’avait envoyée. Ils furent exacts au rendez-vous, et le dîner fut bon pour la saison et la localité, mais ce qui fut mieux, c’est qu’on y but non seulement le contenu de ma caisse, mais autant de vin ordinaire, qui était encore du bordeaux, du frontignan, du punch, etc. Et alors, je dus louer des charrettes, les camper dessus, et puis, fouette cocher. Ils arrivèrent chez eux dans un état déplorable, ensevelis dans une couche de boue à les rendre méconnaissables. Je fus plusieurs jours sans oser aborder leurs femmes, qui étaient furieuses contre moi. On rit beaucoup de la colère des unes et de la triste figure des autres. Ce repas pantagruélique me fit beaucoup d’honneur, parce qu’on ne pouvait pas s’imaginer qu’un jeune sous-lieutenant ait pu faire perdre la raison à des têtes si vénérables, à des hommes si recommandables par leur position et leur âge.
Janvier 1809. – J’étais encore dans ce village, quand une grosse tempête se fit sentir sur les côtes de l’île et probablement dans bien d’autres lieux du continent. La mer bouleversée était effrayante à voir ; les vagues, monstrueuses. Leur choc contre les rochers de la mer sauvage, au sud de l’île, ressemblait à des décharges incessantes de batterie ; les flots brisés s’éparpillaient dans les airs et faisaient sentir leur amertume à plus d’une demi-lieue. Les plus vieux marins ne se rappelaient rien de semblable. C’était le 6 janvier, jour des Rois ; j’étais invité à dîner en ville chez un capitaine des canonniers garde-côtes sédentaires. Au moment où j’allais me mettre en route, mon toit de chaume fut enlevé ; je fis transporter mes effets dans une maison voisine et partis avec un sous-officier. En nous cramponnant mutuellement, nous arrivâmes en bon port à notre destination, mais en entrant dans la maison où j’étais attendu, je trouvai toute la famille et beaucoup d’étrangers en larmes. Une des cheminées de la maison avait été renversée et était arrivée presque en bloc dans la salle à manger, avait écrasé la table où le couvert était mis, et nous nous serions trouvés dessous, si j’étais arrivé quinze à dix-huit minutes plus tôt, car on n’attendait que moi pour servir. Personne ne fut atteint, mais la maison n’était presque plus habitable. La façade avait été fortement ébranlée, deux planchers étaient enfoncés, les meubles brisés, etc.
Cette tempête, qui avait ébranlé l’île, se fit aussi sentir, jusqu’aux couches les plus profondes de la mer ; le lendemain et les jours suivants nos postes retirèrent de la mer plus de cent pièces doubles et ordinaires de vin de Porto. Ces beaux et forts tonneaux cerclés en fer étaient recouverts d’une couche très épaisse de madrépores, huîtres, bernicles et autres coquillages de ces parages. Après les avoir débarrassés de cette enveloppe marine, on lut sur tous le mot « Malborough » On se rappela alors qu’en 1794 un vaisseau de guerre anglais de ce nom avait coulé dans la baie de Quiberon. Il est probable que la carcasse était restée intacte jusqu’à la tempête du 6 janvier, qu’elle fut brisée ce jour là, et que les tonneaux n’étant plus retenus furent jetés non seulement sur les côtes de Belle-Île, mais aussi sur toutes celles de la Bretagne, car on opéra le sauvetage à douze ou quinze lieues de la baie. Ce vin était parfait et se vendait bien. Le détachement eut, pour sa part de
Weitere Kostenlose Bücher