Souvenir d'un officier de la grande armée
de ce majestueux fleuve qui allait, au moins pour quelques jours, mettre un terme à nos nombreux maux ! Nous voici au bivouac près des glacis de Cassel.
Retracer les désastres de cette horrible, je ne dis pas retraite, mais déroute, ce serait écrire le tableau le plus douloureux de nos revers. Après les malheurs de Leipsick, on ne prit, ou ne put prendre, aucune mesure sérieuse pour rallier les soldats et rétablir l’ordre et la discipline dans l’armée. On marchait à volonté, confondus, poussés, écrasés sans pitié, abandonnés sans secours, sans qu’une main amie vînt vous soutenir ou vous fermer les yeux. Les souffrances morales rendaient indifférents aux souffrances physiques ; la misère rendait égoïstes des hommes bons et généreux ; le moi personnel était tout ; la charité chrétienne, l’humanité envers ses semblables n’étaient plus que des mots.
Nous arrivâmes sur les bords du Rhin, comme nous étions partis des bords de l’Elster : en pleine dissolution. Nous avions couvert la route des débris de notre armée. À chaque pas que nous faisions, nous laissions derrière nous des cadavres d’hommes et de chevaux, des canons, des bagages, des lambeaux de notre vieille gloire. C’était un spectacle horrible, qui navrait de douleur. À tous ces maux réunis, il vint s’en joindre d’autres qui augmentèrent encore notre triste situation. Le typhus éclata dans nos rangs désorganisés, d’une manière effrayante. Ainsi on peut dire qu’en partant de Leipsick, nous fûmes accompagnés par tous les fléaux qui dévorent les armées.
J’eus le plaisir d’être rejoint à mon bivouac par plusieurs voltigeurs guéris de leurs blessures, et entre autres par le caporal à qui j’avais donné mon cheval pour le porter. Il allait mieux, sans être toutefois guéri. Je me trouvai avoir en peu d’instant sept chevaux, que les voltigeurs blessés me donnèrent. Mais comme ne n’avais pas le moyen de les nourrir, je les donnai à mon tour aux officiers du bataillon qui en avaient besoin.
3 novembre. – Passage du Rhin à Mayence. On nous envoie en cantonnement à Dexheim, village situé près d’Oppenheim, en remontant la rive gauche du Rhin.
Notre envoi dans des villages, pour nous reposer, fut accueilli avec joie. C’était nécessaire ; nous étions épuisés par la marche et les privations de toute espèce. Toujours au bivouac, dans la neige ou dans la boue, depuis près d’un mois, n’ayant eu pour vivre que les dégoûtants restes de ceux qui nous précédaient sur cette route de douleur, il n’était pas surprenant que nous fussions avides de repos. Pendant les cinq jours que le bataillon resta dans le village, je ne pus parvenir à apaiser ma faim, malgré les cinq ou six repas que je faisais par jour, légers à la vérité pour ne pas tomber malade, mais assez copieux cependant pour satisfaire deux ou trois hommes en temps ordinaire. J’étais resté de l’autre côté du Rhin sept mois.
9 novembre 1813. – Avant que nous fussions envoyés à Mayence pour y tenir garnison, le prince de Neufchâtel réunit notre corps d’armée dans une plaine, sur les bords du Rhin, au-dessous d’Oppenheim, pour être réorganisé et pourvu des officiers qui lui manquaient.
Nous fîmes nos adieux au bataillon du 86 ème , avec qui nous avions fait toute la campagne et qui, plus malheureux que nous encore, avait été presque entièrement détruit, le 16 octobre, à Leipsick. En arrivant à Mayence, nous trouvâmes sur la place d’armes le 4 ème bataillon, qui venait d’avoir une chaude affaire sur les hauteurs de Hocheim, pour son début, et avait éprouvé quelques pertes d’hommes. Nous célébrâmes notre réunion par un bon dîner, qui leur fit oublier les émotions de la journée.
En ce temps là, je fus envoyé à Oppenheim et logé chez un propriétaire aisé, grand amateur des vins de son pays, qu’il mettait bien au-dessus des meilleurs crus de Bordeaux. Aussi m’en faisait-il boire d’excellents à tous les repas, car je mangeais chez lui pour lui être agréable, me l’ayant demandé avec instance. Pour que ses vieux vins ne perdissent pas de leur qualité, il faisait rincer les verres avec du vin ordinaire. Cet excellent homme, père d’une nombreuse et aimable famille, descendait d’une famille française, expatriée pour cause de religion, lors de la révocation de l’Édit de Nantes. Il était Français de cœur, et se proposait de quitter
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