Souvenir d'un officier de la grande armée
par le général Sémélé, qui avait réuni à la Weisnau les officiers de sa division pour leur en faire part. Tous les officiers, à peu près, versèrent des larmes de rage et de douleur, à la lecture de cette accablante fin de notre héroïque lutte avec l’Europe entière. On se retira morne, silencieux, dévorant intérieurement les souffrances morales que causaient des événements qui nous avaient semblé ne devoir jamais se réaliser. Avant d’entrer en ville, je fus accosté par mon chef de bataillon, le commandant D…, qui n’avait pas pu s’éloigner de Mayence, comme il en avait le projet.
– Mon Dieu, lui dis-je, que va devenir la France, si elle tombe au pouvoir des bourbons (que je croyais tous morts depuis longtemps) ? Que vont devenir nos institutions, ceux qui les ont fondées, les acquéreurs de biens nationaux, etc ?
– Mon cher capitaine, me répondit-il avec vivacité, vous ressemblez à tous les officiers que nous venons de voir et d’entendre : vous vous figurez que les Bourbons, que vous ne connaissez que d’après les horreurs qu’on a dites d’eux pendant la Révolution, sont des tyrans et des imbéciles. Rassurez-vous sur l’avenir de la France. Elle sera plus heureuse, sous leur sceptre paternel, que sous la verge de fer de cet aventurier qu’on va chasser, s’il ne l’est déjà.
Je m’éloignai furieux, après lui avoir dit :
– Vous pensiez différemment il y a trois mois.
Je suffoquais de douleur et de honte pour mon pays.
Le 21 avril, nous arborâmes le drapeau blanc et prîmes la cocarde de la vieille monarchie. Le même jour, les officiers durent remettre individuellement un acte d’adhésion au nouvel ordre de choses. Dès ce moment, les relations avec l’extérieur furent permises, et les communications avec les ennemis, qu’on appelait nos alliés , autorisées. Déjà, beaucoup d’officiers généraux et supérieurs étaient partis pour Paris, pour aller saluer les nouveaux astres ; cet empressement devint plus vif après la cérémonie de la reconnaissance du drapeau. La cocarde tricolore fut quittée avec douleur, et la cocarde blanche arborée avec un serrement de cœur. La veille de ce jour, avant que l’ordre en fût donné, je vis un colonel en second des gardes d’honneur avec une cocarde blanche. Je dis tout haut aux officiers qui se trouvaient avec moi : « Tiens, voilà une cocarde blanche ! » Le colonel en colère marcha sur moi, en me disant : « Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous à dire sur le compte de cette cocarde ? » Je lui répondis froidement : « C’est la première que je vois de ma vie. » Il se retira sans rien ajouter, mais visiblement courroucé de mon exclamation. (Il devint pair de France sous la Restauration. C’était le marquis de Pange. Je l’ai beaucoup connu par la suite, quand il commandait le département de la Meurthe, et nous riions de ce souvenir.)
L’ordre arriva de remettre au prince de Saxe-Cobourg, qui commandait les troupes du blocus, la célèbre et forte place de Mayence, avec son immense matériel. Nous en sortîmes en vertu de la convention spoliatrice du 23 avril, que reportait la France à ses anciennes limites. Que de pertes nous fîmes dans un seul jour ! Quels regrets amers nous causa cet abandon !
Les derniers jours furent passablement désordonnés. Les soldats, satisfaits de partir et tenant peu à la conservation des choses qu’ils étaient obligés d’abandonner aux étrangers, commirent beaucoup de dégâts, enlevèrent ce qu’ils purent pour le vendre aux juifs, brûlèrent la poudre des batteries, pillèrent l’arsenal, etc. Les officiers ne firent rien pour arrêter ces désordres, parce qu’ils partageaient le mécontentement des soldats, qui étaient indignés contre les habitants, qui mutilaient les aigles des établissements publics ou manifestaient publiquement la joie qu’ils éprouvaient de nous voir partir. J’eus l’occasion de dire à quelques bourgeois que je connaissais : « Vous voyez notre départ avec plaisir. Avant un mois vous regretterez notre puissance et nos institutions. »
LA PREMIÈRE RESTAURATION
LA RENTRÉE EN FRANCE
Enfin le jour du départ, fixé au 4 mai, arriva. Le 4 ème corps d’armée, fort de 15 000 hommes, sortit en bon ordre, emmenant deux pièces de canon par 1000 hommes, et prit la route de France. À Spire, le 5 mai, nous demandâmes la permission au major, trois capitaines et moi, de partir en
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