Souvenir d'un officier de la grande armée
m’affecta bien douloureusement. Arrêté un instant dans un village entre Auttenau et Hanau, par suite d’embarras, ce qui nous arrivait souvent, un pauvre soldat blessé au côté sortit un instant, par une nécessité, de la maison où il s’était réfugié pour se guérir. En rentrant dans le logis, il fut accroché par un panier qui se trouvait sur un cheval qui passait. Il fut atteint à l’endroit de sa blessure qui se rouvrit, poussa un cri de douleur, monta au second où il était logé et se jeta par la fenêtre sur la route, où il vint tomber à quelques pieds de moi et où il fut tué raide sur le coup. Quelques soldats de ma compagnie, ayant aperçu un paysan, qui s’approcha de la fenêtre quand le malheureux soldat s’y était précipité, crièrent de suite que c’était le paysan qui l’avait jeté. C’était absurde, mais le malheur empêche de raisonner. On saisit l’infortuné paysan, et on le fusilla à cent pas plus loin, hors du village. J’eus beau le défendre et expliquer comment cela avait du se passer, je ne fus pas écouté. L’officier d’état-major qui avait pris cette affaire en main voulut avoir raison, à lui seul. Il commit un crime au lieu d’un acte de justice.
Après être sorti de ce village, où venait de s’accomplir un suicide et une atroce exécution, nous entendîmes en avant de nous de fortes détonations de canon qui, par leur intensité et leur prolongation, nous annoncèrent que l’ennemi nous avait devancés, et cherchait à nous barrer le passage, comme il l’avait déjà tenté deux ou trois fois, mais sans succès, depuis le commencement de notre retraite. Plus loin, des officiers d’état-major, envoyés sur les derrières pour accélérer la marche des troupes, nous apprirent que c’était l’armée bavaroise qui était arrivée en poste et nous disputait le passage à la hauteur de Hanau. On ne marchait plus, on courait. Avant d’arriver sur le terrain où se livrait la bataille, nous fûmes canonnés par des pièces qui se trouvaient sur la rive gauche de la Kinzig. Je fus envoyé avec mes voltigeurs, pour les obliger à s’éloigner de cette rive. Mes hommes s’étant embusqués derrière les arbres du rivage pour faire feu sur les canonniers, ceux-ci après quelques décharges se sauvèrent plus vite qu’ils étaient venus. Les débris du 6 ème corps se formèrent en colonne d’attaque et, marchant au pas de charge et à la baïonnette le long de la rive droite de la Kinzig, ils concoururent, avec les autres troupes déjà engagées, à jeter les perfides Bavarois dans cette rivière, et à rétablir les communications interceptées depuis quarante-huit heures.
Les Bavarois se rappelleront longtemps la leçon qu’ils reçurent dans cette chaude journée. Leurs pertes furent considérables, mais comme ils occupaient la place forte de Hanau, qu’ils n’évacuèrent que dans la nuit, et les rives gauches du Main et de la Kinzig, on ne jugea pas prudent de les poursuivre. Du reste, la nuit était close quand la victoire fut complète.
31 octobre. – Nous restâmes jusqu’à midi sur le champ de bataille, que nous quittâmes pour continuer notre mouvement sur Francfort. On se battit, toute la matinée, à coups de canon, d’une rive à l’autre de la Kinzig. Dans un moment de relâche où la troupe n’était pas sous les armes, je me chauffais près d’un feu de bivouac, où je faisais cuire quelques pommes de terre, et en attendant, je lisais un journal que j’avais trouvé sur le champ de bataille : un boulet vint me tirer de mes réflexions que cette lecture faisait naître, et m’enlever le frugal déjeuner que je convoitais avec une espèce de sensualité. Ce maudit boulet, après avoir emporté la tête d’un chef de bataillon d’artillerie de marine qui était appuyé contre un arbre, tenant son cheval par la bride, vint ricocher au milieu de mon feu, m’enleva mes pommes de terre et me couvrit de charbons ardents et de cendres. Un voltigeur qui se trouvait en face de moi eut le même désagrément et le même bonheur. Ce fut un coup bien heureux pour nous, car si nous avions été placés différemment l’un et l’autre, nous étions coupés en deux.
L’effet de ce boulet donna lieu à une discussion et à un incident bizarres. Le commandant mort, le cheval effrayé se sauva dans le bois où nous nous trouvions et, épouvanté de nouveau par quelques boulets qui sifflèrent à ses oreilles, on eut mille
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