Souvenir d'un officier de la grande armée
avant pour aller visiter Mannheim, et de voyager pour notre compte jusqu’au séjour. Nous avions un si grand besoin d’air, de liberté, d’indépendance qu’il semblait que tout cela nous manquât, même en plein champ. Nous prîmes à la poste une voiture et des chevaux, et partîmes, heureux d’être nos maîtres. Nous visitâmes successivement Franckhal, Mannheim, Ogersheim, en changeant de véhicule à tous les relais.
À Landau, le 7, nous trouvâmes des agents du nouveau gouvernement, qui avaient toute la marque des ci-devant nobles. Ce fut la première fois que je vis la croix de Saint-Louis. À Annweiler, petite ville de l’ancien duché des Deux-Ponts, nous avons rejoint le régiment. D’étape en étape, le 7 juin, nous étions à Verdun et Clermont. Là, à la halte, il s’éleva une querelle très vive entre nos soldats et des fantassins russes, qui s’y trouvaient en cantonnement. Sans l’intervention active des officiers, une collision dangereuse aurait pu naître et amener de graves désordres. Nos soldats étaient taquins en diable contre ces étrangers, qui foulaient le sol de notre pays. Déjà, depuis notre départ de la Sarre, de semblables scènes avaient eu lieu. Celle-ci plus dangereuse, puisqu’il y eut du sang versé.
Le 9, à Châlons-sur-Marne, un vieil émigré, chez qui j’étais logé, et qui avait la vue très affaiblie par l’âge, me prit pour un officier russe. Il m’accueillit de la manière la plus distinguée. Il n’y avait rien d’assez bon, d’assez digne de m’être offert. Il me fit d’étranges confidences. Les vanteries de ce voltigeur suranné m’amusèrent beaucoup, et m’engagèrent à le laisser dans son ignorance, jusqu’à mon départ. Quand il fut désabusé, sa colère fut comique ! Il y eut aussi des querelles, entre des sous-officiers du corps et des officiers russes, assez compliquées, mais qu’on arrangea. Ce qui fut cause qu’on nous fit partir de Châlons, au lieu d’y séjourner, pour nous envoyer dans un village ruiné par l’invasion, sur la route de Montmirail.
Le 12 juin, une heure après notre arrivée à Montmirail, je partis, avec trois autres officiers, dans une voiture particulière, pour Paris. J’y étais envoyé par le major pour toucher la solde des officiers du mois de mai et celle des soldats, qu’on n’avait pu se procurer chez les payeurs des villes, où nous étions passés, faute de fonds. Nous passâmes la nuit à Trépors, village sur la rive gauche de la Marne. L’auberge où nous descendîmes était remplie de filles publiques de Paris, qui avaient accompagné jusqu’à ce village les Russes qui se retiraient.
Nous arrivâmes à Paris, le 13, de bonne heure dans l’après-midi, et à peine si le soir nous étions logé. La restauration de la vieille monarchie avait attiré à Paris tant de nobles et d’émigrés, tant de Vendéens et de chouans, tant de partisans des Bourbons et de victimes de la Révolution, tant d’hommes bien pensants, tant d’hommes retournés, que tous les hôtels étaient pleins jusqu’aux combles. Et les théâtres aussi. On y jouait des pièces de l’ancien répertoire, appropriées aux circonstances ; je citerai entre autres la Partie de chasse de Henri IV, qui était vigoureusement applaudie. On aurait dit que l’Europe entière s’était donné rendez-vous dans le jardin du Palais-Royal.
Dès mon arrivée, je m’occupai, activement de ma mission, mais je trouvai partout des fins de non-recevoir. J’étais renvoyé de l’inspecteur aux revues au ministère de la Guerre, de celui-ci à celui des Finances ; mes pièces en règle, je me présentai chez le payeur, qui n’avait pas de fonds ou ne voulait pas m’en donner. Il fallait recommencer les courses, les sollicitations, faire renouveler les autorisations de paiement, etc. Cela dura six jours. Enfin, le 20 dans la journée, nous fûmes payés. Pendant ces interminables formalités, le régiment que j’avais laissé sans argent cheminait pauvrement vers la Bretagne, vivant presque de charité. Moi, à Paris, dans les derniers jours, je n’étais guère plus heureux. Ayant partagé mes ressources avec mes compagnons de voyage, – ressources qu’on ne ménagea point dans le commencement, parce qu’on comptait sur le paiement de la solde et de l’indemnité de route, – il arriva que le dernier jour nous n’aurions pas déjeuné, si un député de mes amis n’avait mis sa bourse à ma disposition.
Le
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