Souvenirs d'un homme de lettres
parfois cette surprise attendrissante et
charmante que, sauf quelque détail oublié par l'un, épinglé par
l'autre, écrites à part mais vécues ensemble, les deux pages se
ressemblaient.
Pourquoi, à côté de trop faciles succès, un
tel amour de l'art, un si assidu travail, avec tant de précieux
dons d'observateurs et d'écrivains, n'ont-ils valu aux frères de
Goncourt qu'une récompense tardive et comme marchandée ? À ne
considérer que l'apparence des choses, cela paraîtrait
incompréhensible. Mais quoi ! Ces deux Lorrains si élégants,
si épris d'aristocratie, ont été, en art, de parfaits
révolutionnaires ; et le public français, toujours prud’homme
par quelque point, n'aime la Révolution qu'en politique. Par la
recherche passionnée du document contemporain, par la curiosité de
l'autographe et de l'estampe, les frères de Goncourt ont, dans
l'histoire proprement dite, et dans l'histoire de l'Art, inauguré
une méthode nouvelle. Si encore ils s'étaient spécialisés – en
France on finit toujours par pardonner aux spécialités, – s'ils
s'en étaient tenus à l'histoire, peut-être, en dépit de leur
originalité, aurait-on fini par les admettre, peut-être les
aurions-nous vus, ces enragés, s'asseoir sous la poudreuse coupole
de l'Institut à côté des Champagny et des Noailles. Mais,
non ! Appliquant au roman le même souci d'information exacte,
le même scrupule de réalité, ne sont-ils pas, puisque la mode est
aux chefs d'école, les chefs d'école de toute une jeune génération
de romanciers ?
Des historiens qui font des romans !
Passe encore si c'étaient des romans historiques ; mais des
romans comme on n'en a jamais vu, des romans qui ne sont ni du
Balzac surmoulé ni du George Sand affadi, du roman tout en
tableaux, – voilà bien de nos amateurs d'estampes ! – avec une
intrigue à peine indiquée et de grands blancs entre les chapitres,
vrais fossé à se casser le cou pour l'imagination du bourgeois
lecteur. Ajoutez à cela un style tout neuf roulant l'imprévu, un
style d'où tout cliché est banni, et qui, par l'originalité voulue
de la phrase et de l'image, interdit toute banalité à la
pensée : et puis, des hardiesses déconcertantes, le perpétuel
désaccouplement des mots accoutumés à marcher ensemble comme des
bœufs au labour, le besoin de choisir, l'horreur de tout dire, et
étonnez-vous, ensuite que les Goncourt ne se soient pas
immédiatement imposés à l'admiration de la foule !
L'estime des lettrés, des admirations qui
consacrent, de glorieuses amitiés, voilà ce que
MM. de Goncourt avaient rencontré tout de suite. Le grand
Michelet voulut connaître ces jeunes gens, et l'hommage dont il les
honorait comme historiens, Sainte-Beuve, à son tour, le leur
rendait comme romanciers. Les sympathies se groupaient peu à peu.
Un an durant, le monde des peintres ne jura que par
Manette
Salomon
, cette admirable collection de tableaux à la plume.
Germinie Lacerteux
fit plus de bruit, presque scandale. Et
le Paris raffiné s'étonna de cette effrayante ouverture sur les
abîmes des quartiers populaires. On admira ce bal de la
« Boule-Noire » avec son irritant orchestre et ses odeurs
mêlées de pommade, de gaz, de pipe et de vin au saladier.
On fut ravi de ces paysages parisiens, tant
imités depuis, et alors dans leur fleur de nouveauté, les
boulevards extérieurs, les buttes Montmartre, la promenade aux
fortifications, et ces crayeux terrains de la banlieue, pétris de
tessons et d'écailles d'huîtres. Le tableau de ces mœurs spéciales,
si près de nous et si lointaines, hardiment vues, crânement
peintes, donna à quiconque sait lire une vive impression
d'originalité.
Tout cela n'était pas encore le gros
public.
Les gens de théâtre pillaient bien un peu les
livres des Goncourt, ce qui pour un romancier est bon signe. Mais,
ces adaptations ingénieuses ne rendaient profit et gloire qu'à
l'adaptateur. En dehors d'un cercle restreint en somme, après tant
de beaux et bons livres, le nom des Goncourt restait presque
inconnu.
Il manquait une occasion, elle se présenta. La
chance semblait vouloir sourire. Un directeur lettré,
M. Édouard Thierry, reçoit leur
Henriette Maréchal
.
Trois grands actes à la Comédie-Française ! La partie était
sérieuse. On allait donc enfin le tenir, ce public distrait et
indifférent, plus insaisissable que Galathée ; et quand on
l'aurait là, sous la main, il faudrait bien, bon gré mal
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