Souvenirs d'un homme de lettres
l'incendie, ce vacarme de Niagara qui, six mois durant, roula
par-dessus Paris, empêchant d'entendre, étourdissant jusqu'à la
pensée, lui rendit moins sensible sa douleur. Et quand ce fut fini,
quand le brouillard noir fut dissipé et qu'on recommença à penser,
il se retrouva triste, dépareillé, un grand vide au cœur, étonné
d'être encore vivant, mais habitué à vivre.
Edmond de Goncourt n'eut pas le courage de
quitter la petite maison fraternelle, si pleine du souvenir de
celui qu'il pleurait. Il restait là, solitaire et triste, et ne se
rattachant à la vie que par un travail quasi instinctif trouvé dans
le soin de ses collections, du jardin ; il s'était juré de ne
jamais plus écrire ; les livres, la table, lui faisaient
horreur.
Un beau jour, sans pouvoir dire comment cela
s'était fait, il se retrouva assis, une plume aux doigts, à sa
place accoutumée. D'abord ce fut dur, et plus d'une fois se
retournant comme jadis pour demander au frère une note, un mot, il
se leva et partit tout pâle d'avoir trouvé la place vide. Mais
quelque chose de nouveau, d'imprévu pour lui, le succès, le
ramenait au travail, le rasseyait sur cette place. Depuis
Madame Gervaisais
le temps avait marché et le public
aussi.
Un mouvement s'était fait en littérature dans
le sens de l'observation exacte, exprimée en une langue curieuse et
nette. Les lecteurs peu à peu s'apprivoisaient à ces nouveautés
qui, d'abord, les avaient tant effarouchés, et les vrais
initiateurs de ce mouvement de renaissance, les Goncourt devenaient
à la mode. Tous leurs livres se réimprimaient. « Si mon frère
était là ! » disait Edmond avec un sentiment de
douloureuse joie. C'est alors qu'il se hasarda à écrire ce roman de
la
Fille Elisa
dont il avait eu l'idée avec son frère.
Ce n'était pas précisément encore écrire seul,
c'était comme un prolongement du travail à deux, une collaboration
posthume. Le livre eut du succès, se vendit beaucoup. Triomphe
plein de douceur triste dans un renouvellement de douleur, et plus
que jamais l'éternel : « Ah ! S’il était
là ».
Mais désormais le charme était rompu, le frère
inconsolé se réveillait homme de lettres ; et comme l'Art
tient toujours à la vie par un invisible fil, le premier livre
qu'il écrivait seul allait être l'histoire de cette existence à
deux, de cette collaboration tragiquement brisée, de son désespoir
de mort vivant et de sa résurrection douloureuse. Le livre
s'appelle
les Frères Zemganno
.
Nous écoutions émus, ravis, le cœur serré,
regardant au dehors par les vitres claires les lianes, les arbustes
rares aux feuilles luisantes et laquées du petit jardin demeuré
vert malgré la saison. Le dégel commençait, étoilant le bassin,
mouillant les rocailles, tandis qu'un soleil de fin d'hiver mettait
un sourire sur la neige. Ce sourire, ce soleil montaient,
envahissaient la maison. « Vrai ?… ça vous va ?…
Vous êtes contents ?… », disait Edmond de Goncourt tout
ragaillardi de notre enthousiasme, et devant la glace, dans son
petit ovale doré, la miniature du frère mort semblait s'éclairer,
elle aussi, d'un rayon de gloire tardive.
Gens de théâtre
Déjazet
Quand j'ai vu Déjazet à la scène, il y a déjà
longtemps, elle était plus près de soixante-dix ans que de
soixante ; et, malgré tout son art, tout son charme, les
satins étroits plissaient sur sa silhouette frêle, la poudre sur sa
tête semblait la vraie glace de l'âge, et les rubans de son costume
flottaient tristement à tous ses gestes qui, pour paraître
fringants et légers, n'accusaient que mieux l'ankylose des années
et du sang refroidi. Un soir, pourtant, la comédienne m'est apparue
tout à fait charmante. Ce n'était pas au théâtre, mais chez
Villemessant, à Seine-Port. On prenait le café au salon, les
fenêtres ouvertes sur un parc magnifique et une claire nuit d'été.
Tout à coup, dans un reflet de lune, une petite forme blanche se
dressa sur le seuil, et une voix grêle demanda : « Est-ce
qu'on veut de moi ? » C'était Mlle Déjazet. Elle venait
en voisine, sa campagne étant tout à côté, passer la soirée parmi
nous. Accueillie avec empressement, elle s'assit d'un air réservé,
presque timide. On lui demanda de dire quelque chose. Le chanteur
Faure se mit au piano pour l'accompagner, mais l'instrument la
gênait. Les notes les plus douces, mêlées à sa voix, nous avaient
empêchés de l'entendre. Elle chanta donc
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