Souvenirs d'un homme de lettres
gré, qu'il
écoutât et qu'il jugeât. On peut ne pas lire un livre, fût-il un
chef-d'œuvre, une pièce s'entend toujours.
Eh bien non, le public n'entendit pas, cette
fois encore. C'était une fatalité, il suffit d'un hasard, d'un
hasard bête. Le bruit courut que la pièce avait été imposée par une
princesse de la famille impériale ; la jeunesse du quartier
Latin prit feu, une cabale fut montée, et la politique comprimée de
partout, et qui éclatait comme elle pouvait, éclata cette fois sur
le dos de deux artistes inoffensifs.
Henriette Maréchal
fut jouée cinq fois sans que personne pût en saisir un traître
mot.
Je me rappelle encore le vacarme de la salle,
et surtout le foyer des artistes le premier soir. Pas un habitué,
pas un acteur ! Tout le monde avait fui, au vent du désastre.
Et dans ce désert luisant et ciré, sous le haut plafond solennel et
le regard des grands portraits, deux jeunes gens tout seuls, debout
près de la cheminée, se demandant : « pourquoi ces
haines ?… Que nous veut-on ? », dignes et fiers,
mais le cœur serré malgré tout par la brutalité de l'injure.
L'aîné, tout pâle, réconfortait le plus jeune, un blondin à figure
étincelante et nerveuse que j'ai vu cette seule fois.
Leur drame était pourtant une œuvre hardie,
belle et nouvelle. À quelque temps de là, les mêmes gens qui
l'avaient sifflée applaudissaient frénétiquement les
Héloïse
Paranquet
et le
Supplice d'une femme
, pièces d'action
rapide, allant droit au dénouement comme un train lancé, et dont
Henriette Maréchal
pourrait bien avoir préparé la formule.
Et ce premier acte au bal de l'Opéra, cette foule, ces masques
blaguant et hurlant, ces poursuites, ces engueulades, ce parti pris
de réalité et de vie, ironique et réel comme un Gavarni n'était-ce
pas, quinze ans avant que le mot « naturalisme » fût
inventé, le naturalisme au théâtre ?
Henriette Maréchal
a sombré, c'est
bien, on va se remettre à l'œuvre. Et voilà de nouveau les deux
frères installés devant la grande table en leur ermitage d'Auteuil.
C'est d'abord une étude d'art, la monographie sur l'œuvre et la vie
de Gavarni qu'ils avaient connu et aimé, vivante comme un roman,
précise et pleine de faits comme un catalogue de Musée. Puis le
plus complet, le plus beau incontestablement, mais aussi le plus
dédaigneux et le plus hautainement personnel de leurs livres :
Madame Gervaisais
.
Aucune intrigue, la simple histoire d'une âme
de femme, l'odyssée à travers une série de descriptions admirables
d'une intelligence vaincue par les nerfs et partie de la libre
possession de soi pour aller succomber à Rome, sous l'énervement du
climat, à l'ombre des ruines, dans ce je ne sais quoi de mystique
et d'endormant qui tombe des murs des églises, parmi l'odeur
d'encens des pompes catholiques. C'était superbe, l'insuccès fut
complet. Pas un article autour, à peine si trois cents exemplaires
se vendirent.
Ce fut le dernier coup. Nature vibrante,
presque féminine, depuis quelque temps déjà d'ailleurs atteint d'un
commencement de maladie nerveuse et ne se soutenant que dans la
fièvre du travail et de l'espérance, le plus jeune des frères ne
put supporter la commotion. Comme un verre de fin cristal posé sur
la tablette sonore d'un piano, pour une dissonance trop brutale,
frémit et se casse, quelque chose se brisa en lui. Il languit
quelque temps et mourut. L'artiste n'est pas un solitaire. On a
beau se mettre en dehors et au-dessus de la foule, c'est toujours,
en fin de compte, pour la foule qu'on écrit.
Et puis on les aime, ces livres, ces romans,
fruits douloureux de vos entrailles, faits de votre sang et de
votre chair ; comment se désintéresser d'eux ? Ce qui les
frappe vous frappe, et l'auteur le plus cuirassé saigne à distance
– comme par un envoûtement mystérieux – des blessures faites à ses
œuvres. Nous jouons aux raffinés, mais le nombre nous tient ;
nous dédaignons le succès, et l'insuccès nous tue.
Vous figurez-vous le désespoir du survivant,
de ce frère laissé seul, mort pour ainsi dire, lui aussi, et frappé
dans la moitié de son âme ? À tout autre moment, il n'eût sans
doute pas résisté. Mais on était alors au moment de la guerre. Le
siège vint, puis la Commune.
Le bruit du canon dans cette banlieue de
partout mitraillée, le sifflement des obus, l'effondrement de
toutes choses, la guerre étrangère, la guerre civile, le massacre
dans
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