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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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dans
l'omnibus des scènes de banlieue, une brochure à la main, déclamant
Bouchardy sur les routes. Il réussit. Le bruit de son succès passa
les ponts, vint jusqu'au boulevard et, quelque temps après, Henry
Lafontaine entrait à la Porte-Saint-Martin pour jouer dans
Kean
à côté de Frédérick qui, tout de suite, l'aima et le
fit travailler. « Viens, petit », disait le maître en
sortant du théâtre. Et il emmenait chez lui au boulevard du Temple,
l'élève exténué par cinq heures de planches, les yeux pleins de
sommeil, la joue brûlée de gaz et de maquillage ; mais il
s'agissait bien de dormir ! Le souper était servi, tous les
flambeaux du salon allumés. On buvait, on mangeait en hâte, puis le
maître donnait un sujet de scène, une situation dramatique à
rendre, et, s'allongeant sur son fauteuil, un flacon de vin près de
lui : « Maintenant, vas-y ! »
    Le bon comédien Lafontaine m'a souvent raconté
l'histoire d'un de ces scénarios improvisés. « Voilà, dit
Frédérick, vautré sur son divan, tu es un petit employé, marié
depuis trois ans… C'est ce soir la fête de ta femme, que tu adores…
En son absence, tu lui as préparé un bouquet, une surprise, un bon
petit souper comme celui-ci… Et tout à coup, en mettant le couvert,
tu découvres une lettre qui t'apprend que tu es indignement trompé…
Tâche de me faire pleurer avec ça… Marche. » Vivement
Lafontaine se met à l'œuvre, dresse son couvert en conscience, sans
tricherie, – car Frédérick ne plaisantait pas sur la question des
accessoires, – pose son bouquet au milieu de la table avec des
petits rires, des regards mouillés, puis, frémissant d'impatience
et de joie, ouvre le tiroir où la surprise est serrée, trouve une
lettre, la lit machinalement et pousse un cri terrible dans lequel
il essaye de mettre tout le désespoir de son bonheur
foudroyé !… « Entre nous, j'en étais assez content de mon
cri, me disait le brave Lafontaine s'égayant au souvenir de sa
mésaventure, je le trouvais juste, ému, sincère, je m'étais presque
fait pleurer en le poussant… Ah ! Bien, oui !… Au lieu
des compliments que j'attendais, un formidable coup de pied
m'arrive au bas de l'échine… Je ne m'en émus pas trop, car j'étais
fait aux manières de mon maître mais ce fut sa critique qui me
frappa surtout… – Comment ! Animal, tu aimes ta femme
par-dessus tout au monde, tu crois en elle aveuglément,
a-veu-glé-ment, et voilà qu'à la première lecture, tu vois, tu
comprends, tu crois tout ce que ce papier te raconte… Est-ce que
c'est possible ?…
    Tiens ! Va t'asseoir là-bas, et
regarde-moi distiller mon poison. » Là-dessus lui-même
recommence la scène, ouvre le tiroir… « Tiens ! Une
lettre… » Il la tourne, la retourne, la parcourt du bout des
yeux sans comprendre, la repousse dans le tiroir et continue à
ranger son couvert… « Tout de même, c'est drôle, cette
lettre ! » Il y revient encore, la lit plus longuement,
puis haussant les épaules, la jette sur la table. « Allons
donc, ce n'est pas vrai, c'est impossible… Elle va tout m'expliquer
en rentrant… » Mais comme ses mains lui tremblent en achevant
de mettre son couvert ! Et toujours les yeux sur la lettre… À
la fin il n'y tient plus, il faut qu'il la lise encore… Cette fois
il a compris, un sanglot lui monte à la gorge, l'étouffe ; il
tombe sur une chaise en râlant… C'était, paraît-il, un spectacle
admirable de voir les traits du grand comédien se décomposer un peu
plus à chaque nouvelle lecture. On suivait les effets du poison, à
mesure que ses yeux l'absorbaient… Puis, une fois saisi par sa
propre émotion, Frédérick ne s'arrêtait plus, continuait la pièce.
Un tressaut de tout son corps, un regard sanglant vers la porte. Sa
femme venait d'entrer. Il la laissait venir jusqu'à lui sans
bouger, et soudain se dressait, terrifiant, sa lettre à la
main : « Lis ! » Puis, avant qu'elle eût
répondu, devinant à l'épouvante de ce visage de femme que c'était
vrai, que la lettre n'avait pas menti, il tournait deux ou trois
fois sur lui-même comme une bête ivre, cherchait un cri, n'en
trouvait pas, et toujours amoureux, même dans sa rage, pour passer
sur quelque chose qui ne fût pas sa femme le besoin furieux de
massacrer dont ses mains étaient pleines, il prenait la table à
poignée et l'envoyait rouler à l'autre bout du salon avec la lampe,
la vaisselle, tout ce qu'elle

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