Souvenirs d'un homme de lettres
on reconnaît en vous des personnes
« bien », on vous épargne la banquette d'attente, et vous
voici dans le salon.
Du papier à fleurs sur les murs, le carreau
rouge et ciré comme dans un parloir de couvent, et, de chaque côté
de la cheminée, au-dessus de deux cylindres de verre recouvrant des
roses en papier, les portraits à l'huile et cerclés d'or de
Monsieur le Directeur et de Madame la Directrice.
Monsieur est quelconque : tête d'ancien
agent d'affaires ou de pédicure qui a réussi ; Madame, bien en
chair, sourit de ses trois mentons dans l'engraissement d'un métier
facile, avec ce je ne sais quoi de dur que donne au visage et au
regard le maniement d'un troupeau humain. Quelquefois, c'est une
sage-femme ambitieuse ; le plus souvent une ancienne nourrice
douée du génie des affaires.
Un jour, il y a longtemps, elle est venue dans
une maison pareille à celle-ci, peut-être dans la même, vendre,
pauvre fille de campagne, un an de sa jeunesse avec son lait. Elle
a rôdé devant la porte comme les autres, affamée, son enfant au
bras ; comme les autres elle a usé la bure de ses jupes sur le
banc de pierre.
Aujourd'hui les temps ont changé : elle
est riche, célèbre. Son village, qui la vit partir en loques, ne
parle d'elle qu'avec respect. Elle est une autorité là-bas, presque
une providence.
La récolte a manqué, le propriétaire presse.
Le soir, sous la cheminée, l'homme dit en présentant la large paume
de sa main à la flamme : « Phrasie, écoute voir… Ton lait
est bon, l'argent se fait cher : si t'allait à Paris faire une
nourriture ? On n'en meurt pas ; et la patronne du
bureau, qu'est d'ici et qui nous connaît ben, t'aurait une bonne
place tout de suite. »
Elle s'en va, puis une autre. Peu à peu
l'habitude se prend, l'amour du lucre continuant ce qu'avait
commencé la misère. Maintenant, chaque fois qu'un enfant naît, son
affaire est claire, et son destin réglé d'avance. Il restera au
pays à téter la chèvre ; et le lait de la mère, bien vendu,
servira à acquérir un champ, à arrondir un bout de pré.
Toute célébrité nourrisseuse, toute directrice
de bureau de placement exploite ainsi spécialement sa province
d'origine. L'une a l'Auvergne, l'autre la Savoie, celle-ci les
landes bretonnes ou les côtes boisées du Morvan. Chose à remarquer,
le marché aux nounous, à Paris, suit les fluctuations de la vie
rustique. Rare les années de récolte, la nourrice afflue en temps
de disette ; mais que l'année soit mauvaise ou bonne, elle
devient presque introuvable pendant la moisson et la vendange, au
moment des grands travaux, des champs.
Aujourd'hui le bureau de placement semble bien
fourni. Sans compter les nourrices que nous avons vues à l'entrée
traînant leurs sabots devant la porte, en voici vingt, trente, sous
la fenêtre, dans un petit jardin transformé en cour, lugubre à voir
avec ses bordures de buis piétinées, ses plates-bandes effacées, et
les couches d'enfant qui sèchent sur une ficelle tendue au travers
entre un figuier malade et un lilas mort. Tout autour un alignement
de logettes sans étage, dont la nudité sordide fait songer à la
fois aux
payotes
des nègres esclaves et aux cabanons des
forçats. C'est là que logent les nourrices avec leurs enfants, en
attendant d'être placées.
Elles campent sur des lits de sangle, dans un
aigre relent de malpropreté rustique, au milieu du perpétuel
tintamarre des marmots en tas qui s'éveillent tous dès que l'un
crie, et se mettent à brailler ensemble, bouche tendue, vers le
sein défait. Aussi aiment elles mieux l'air libre du jardinet, où
elles traînent d'un coin à l'autre, toute la journée, avec des
allures ennuyées de démentes, ne s'asseyant que pour coudre un peu,
mettre une pièce de plus à quelque jupe déjà cent fois rapiécée,
loque de couleur spéciale, terreuse et grise, ou bien affectant ces
tons jaunes et éteints, bleus expirants, que la mode parisienne
emprunte, par raffinement, à la misère campagnarde.
Mais voici Madame qui entre, avec la tenue de
l'emploi, à la fois coquette et sérieuse, une avalanche de nœuds
flamme de punch sur un corsage d'un noir janséniste, regard sévère
et parler doux.
« Vous désirez une nourrice ?…
Soixante dix francs par mois ?… Bien… Nous avons un
assortiment dans ces prix-là… »
Elle donne un ordre : la porte s'ouvre,
les nourrices arrivent par fournée de huit ou dix, piétinent et
s'alignent,
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