Souvenirs d'un homme de lettres
souriants de l'oisiveté amoureuse. Tout cela est mort
maintenant ; on ne sait plus causer, marivauder au théâtre.
C'est une tradition perdue, depuis qu'Arnould-Plessy n'est plus là.
Et puis, à côté de l'artiste d'étude et de méthode, de la fidèle
interprète des traditions de l'art français, il y avait dans cette
excellente comédienne un talent original et chercheur, soit qu'elle
se prît aux grandes créations tragiques comme dans cette Agrippine
qu'elle jouait d'une façon si accentuée, bien plus selon Suétone
que selon Racine, soit qu'elle créât en pleine vie moderne, en
plein art réaliste, la Nany du drame de Meilhac, paysanne ignorante
et mère passionnée. Je me souviens surtout d'une scène où, pour
exprimer les mille sentiments confus qui se heurtaient dans son âme
ambitieuse et jalouse, Nany, inculte, bègue, cherchant ses mots,
avait un élan de rage folle contre elle-même et râlait en
meurtrissant de coups sa poitrine : « Ah ! Paysanne…
Paysanne !… ». L'actrice disait cela à faire frissonner
toute la salle. Notez que des cris pareils, des mouvements de cette
vérité, ce n'est pas la tradition, ce n'est pas l'école qui les
donne, mais la vie longtemps étudiée, regardée et sentie. Et
n'est-ce pas un beau triomphe, la preuve d'un admirable pouvoir de
création, qu'un drame sombre comme Nany, joué à peine une dizaine
de fois, reste éternellement dans l'esprit et les yeux de ceux qui
l'ont vu, parce que Mme Arnould-Plessy en a interprété le
principal personnage.
Adolphe Dupuis
Adolphe Dupuis est le fils de Rose Dupuis,
sociétaire de la Comédie-Française, retirée du théâtre depuis 1835
et morte il y a seulement quelques années. Malgré un talent très
réel et des succès chèrement conquis à côté de Mlle Mars,
l'excellente femme gardait rigueur à son ancien métier ; et,
lorsqu'au sortir du collège Chaptal, où il avait fait d'assez
médiocres études, sur le même banc qu'Alexandre Dumas fils, Dupuis
parla d'être comédien, la mère s'y opposa de toutes les forces de
sa tendresse. Mais on sait ce que vaut le « jamais » de
la femme qui aime, et celle-là aimait passionnément son grand fils.
Au Conservatoire, l'élève ne réussit guère mieux qu'à
Chaptal ; non certes que l'intelligence lui fît défaut, il en
avait trop au contraire, mais de celle que l'école n'admet pas,
cette intelligence aiguisée, personnelle, qui raisonne dans le rang
et veut savoir pourquoi le commandement de « tête à
droite » quand c'est à gauche qu'il faut aller. En pleine
classe, l'écolier discutait les idées de son maître, Samson,
s'insurgeait contre cette façon de préparer, de ressasser le
concours avec le professeur, au lieu de laisser un peu d'initiative
à l'élève ; il demandait pour l'examen un morceau déchiffré à
livre ouvert, non pas appris, « seriné » dix mois
d'avance, et réclamait enfin comme plan général d'étude une place
plus large à la nature, au détriment de la tradition. Pensez si le
vieux Samson devait bondir à ces théories subversives ; malgré
tout il se sentait de la sympathie pour le fils de son ancienne
camarade, ce jeune révolté au sang calme, au sourire bon enfant, et
il le fit entrer à la Comédie-Française, comme cinquième ou sixième
amoureux de répertoire. Dupuis n'y resta pas longtemps. Un jour
Fechter, qui tenait dans la maison le même emploi que lui et ne
jouait pas davantage, lui dit tout bas dans un coin du foyer :
« Si nous filions ?… On meurt ici… – Filons, » dit
Dupuis, et voilà nos jeunes premiers partis pour Londres, pour
Berlin, chantant « Je suis Lindor » aux quatre coins de
l'Europe, mal payés, peu compris, applaudis de travers, mais
jouant, ayant des rôles, ce que les débutants préfèrent à tout.
Deux ans après, vers 1850, nous retrouvons notre comédien au
Gymnase, entre les mains de Montigny, qui le premier comprit ce
qu'il y avait à tirer de ce beau garçon un peu lent, un peu mou,
l'assouplit par un travail acharné, des créations multiples et
diverses, le grima en vieux, en ouvrier, en raisonneur, en père
noble, mit en œuvre toutes ses facilités d'observation, de finesse,
de sensibilité, de bonhomie, et cet admirable accent de nature que
personne n'a comme lui. Après dix ans passés là, au lendemain du
grand succès du
Demi-monde
dont il avait eu sa belle part,
Dupuis se laissa tenter par un engagement en Russie. Il y resta
longtemps, trop longtemps, et
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