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Souvenirs d'un homme de lettres

Souvenirs d'un homme de lettres

Titel: Souvenirs d'un homme de lettres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Alphonse Daudet
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dans ce petit intérieur
de province, propret, douillet, minutieux, qu'on aurait pu prendre
pour un appartement de chanoine ou d'archiprêtre, sans
l'innombrable quantité de portraits, de médaillons, de
photographies rappelant à l'artiste chacune de ses créations. Il
fallait s'asseoir, accepter un petit verre de « quelque chose
de doux » et tâcher de fléchir à force d'éloquence, de
compliments, d'enguirlandements, cette exaspérante coquetterie. À
cette première visite, Félix ne s'engageait pas, ne promettait
rien. Il verrait, il réfléchirait. Quelquefois, quand le rôle lui
faisait très envie, il vous disait d'un air détaché,
indifférent : « Laissez-moi la pièce… Je vais lire
encore. » Et Dieu sait ce qu'il y comprenait, le pauvre
homme ! Huit jours, quinze jours, il gardait le manuscrit, ne
parlait plus de rien ; dans le théâtre on chuchotait : «…
Jouera… Jouera pas… ». Puis, lorsque las d'attendre de voir
tout entravé par le caprice d'un seul, vous vous disposiez à
envoyer le grand comédien au diable, il arrivait à la répétition,
dispos, souriant, sachant déjà son rôle par cœur et faisant flamber
les planches rien que de poser le pied dessus. Mais vous n'en aviez
pas fini avec ses fantaisies, et jusqu'au jour de la représentation
il fallait s'attendre à de terribles secouées. Ce jour-là, il est
vrai, la verve incomparable de ce singulier artiste qui se
transfigurait dans la lumière de la rampe, ses effets inconscients,
toujours sûrs, toujours compris, son action irrésistible sur le
publie, vous payaient bien de toutes vos misères.

Madame Arnould-Plessy
    L'avez-vous vue dans
Henriette
Maréchal
 ? Vous la rappelez-vous devant son miroir,
jetant un long regard désespéré à ce confident muet et implacable,
et disant, avec un intonation déchirante : « Oh !
J’ai bien mon âge, aujourd'hui. » Ceux qui ont entendu cela ne
pourront jamais l'oublier. C'était si profond, si humain !
Rien que dans ces quatre mots, accentués lentement, tombant l'un
après l'autre comme les notes d'un glas, la comédienne faisait
tenir tant de choses : le regret de la jeunesse disparue,
l'angoisse navrée de la femme qui sent que son règne est fini et
que si elle n'abdique pas de bonne volonté, la vieillesse va venir
tout à l'heure lui signer son renoncement d'un coup de griffe en
pleine figure. Minute horrible pour la plus forte, pour la plus
honnête ! C'est comme un exil subit, un changement de climat
et la surprise d'une atmosphère glacée succédant à cet air embaumé
et tiède, plein de murmures flatteurs et d'adulations passionnées,
qui entoure la beauté de la femme dans le midi de son âge. Pour la
comédienne, l'arrachement est encore plus cruel. Chez elle, la
coquetterie s'accroît et s'exaspère d'un désir de gloire. Aussi, la
plupart des actrices ne veulent jamais finir, n'ont pas le courage
de se mettre une bonne fois devant leur glace et de se dire :
« J'ai bien mon âge, aujourd'hui ».
    Celles-là sont vraiment à plaindre. Elles ont
beau lutter, s'accrocher désespérément aux lambeaux défleuris de la
couronne tombée, elles voient le public s'éloigner d'elles,
l'admiration remplacée par l'indulgence, puis par la pitié, et, ce
qui est plus navrant que tout, par l'indifférence.
    Grâce à son esprit, grâce à sa fierté, la
grande et vaillante Arnould-Plessy n'a pas attendu cette heure
désolante. Ayant encore quelques années devant elle, elle a préféré
disparaître en pleine gloire, comme un de ces beaux soleils
d'octobre qui plongent sous l'horizon brusquement plutôt que de
traîner leur agonie lumineuse dans un vague et lent crépuscule. Sa
réputation y aura gagné ; mais nous y aurons perdu les belles
soirées qu'elle pouvait nous donner encore. Avec elle, Marivaux est
parti, et le charme de son art merveilleux, de cette phrase
chatoyante et papillonnante qui a l'ampleur capricieuse d'un
éventail déployé aux lumières. Toutes ces belles héroïnes qui
s'appellent comme des princesses de Shakespeare, et qui ont quelque
chose de leur élégance éthérée, sont rentrées dans le livre ;
on les évoque, elles ne viennent plus. Finis aussi ces jolis jeux
d'esprit et de langage, ces causeries un peu maniérées, un peu
alambiquées, mais si françaises, comme Musset en a tant écrit,
badinages charmants qui appuient sur le rebord d'une table à
ouvrage leur coude chargé de dentelles traînantes et tous les
caprices

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