Staline
Kirov, désormais
plénipotentiaire soviétique à Tiflis, et Ordjonikidzé adressent au Comité
central un document énumérant neuf raisons d’envahir la Géorgie. Le 4 janvier,
Staline soutient leur demande dans une lettre à Lénine, toujours réticent. Le 6 février,
Ordjonikidzé adresse un télégramme alarmiste au Comité central, à Lénine,
Trotsky et Staline ; il craint de perdre Bakou et affirme : « La
Géorgie s’est définitivement transformée en état-major de la contre-révolution
mondiale au Proche Orient [358] . »
Pour forcer la main à Lénine, Ordjonikidzé provoque, dans la nuit du 11 au 12 février,
un soulèvement de tatares et ossètes du district montagneux de Bortchalino,
coordonné avec l’état-major de la XI e armée, stationnée aux
frontières, qui se rue au secours des insurgés. Le Bureau politique entérine,
le 14, l’invasion commencée. Le 16, Staline invite Ordjonikidzé à obtenir la
collaboration de mencheviks de gauche en leur promettant « des
concessions, une amnistie, etc. [359] ».
L’opération indigne, en effet, toute la social-démocratie
européenne qu’il faut tenter d’apaiser. La XI e armée balaye
alors la petite garde nationale géorgienne, sous le regard d’une population
lasse de la guerre civile, prend Tiflis le 26 février, et y proclame la
République soviétique de Géorgie. Le gouvernement menchevik s’enfuit le 10 mars.
Il faut maintenant justifier cette invasion à l’extérieur. Le Bureau politique
décide que c’est Trotsky qui s’en chargera. Ce qu’il fera en écrivant Entre
l’impérialisme et la révolution…
Le récit des faits et gestes militaires de Staline fausse
son importance réelle en donnant un relief exagéré à une activité au fond
semblable à celle de dizaines d’autres dirigeants bolcheviks. En 1925 et 1926,
Kakourine, officier tsariste rallié à l’Armée rouge, publie une Histoire de
la Guerre civile. Le nom de Staline y est cité une seule fois, alors que
Vatsetis est cité trente-neuf fois et Boudionny quatorze. Dans le premier tome,
publié en 1928, d’une Histoire de la Guerre civile, sous la direction de
l’ancien chef d’état-major Serge Kamenev et de Boubnov, un de ses fidèles,
Staline n’apparaît qu’une seule fois en photo, soit moins que Vorochilov,
Boudionny, Frounzé et même que Kalinine. En revanche, un certain nombre de
cadres voient en lui l’un des plus hauts dirigeants politiques du pays. Le
cosaque rouge Mironov, se révoltant contre les bolcheviks, explique ainsi aux
cosaques que la Russie soviétique est dirigée par un quintette : Lénine,
Trotsky, Staline, et deux autres personnes dont il n’indique jamais le nom.
Staline est sorti de la guerre civile transformé. Il s’est
habitué, comme bien d’autres, à commander, à nommer, à désigner, à être obéi, à
disposer souverainement de la vie des autres, à ne rendre de comptes qu’à ses
pairs du Bureau politique, voire du Comité central, à régler les questions par
l’exercice de la violence. Il en a aussi ramené une aversion profonde pour
Trotsky et une haine terrible, on l’a dit, des « spécialistes »
militaires ou « bourgeois ».
Les Blancs, dans leurs mémoires, lui font assez souvent la
part belle par rapport à Trotsky. L’un d’eux, Gueorgui Solomon, auteur de
souvenirs intitulés Parmi les chefs rouges, publiés à Paris en 1930, met
dans la bouche du vieux bolchevik Krassine, mort en 1926, une tirade
invraisemblable sur la répartition des rôles entre les deux hommes : « Le
plus peureux de tous est notre « feldmarshall » Trotsky. S’il n’y
avait pas autour de lui Staline, un homme qui, certes, ne décroche pas les
étoiles au ciel, mais hardi et courageux et de plus désintéressé, il aurait
déjà pris la poudre d’escampette… Mais Staline le tient en mains et,
fondamentalement, c’est Staline qui organise la défense de la Russie
soviétique, sans se montrer au premier plan et en fournissant à Trotsky tous
les accessoires extérieurs du pouvoir de commandant en chef… Et Trotsky
prononce des discours enflammés, publie des ordres braillards, que lui dicte
Staline. » Solomon insiste sur l’honnêteté et le désintéressement notoire
de Staline, et le présente comme le « commissaire politique » de
Trotsky, qu’il manipule comme une marionnette [360] . Cette
caricature mélodramatique est une étape importante vers la légende officielle,
qui fera de
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