Staline
douteuse.
À peine Sosso est-il revenu de l’usine de chaussures qu’un
nouveau handicap le frappe : le gouvernement, russifiant les provinces
périphériques, proclame le russe langue officielle de l’enseignement en
Géorgie. La direction de l’école passe aux mains de Russes. Le géorgien, que
Sosso parle depuis dix ans, relégué au rang de langue étrangère, est réduit à
deux heures de cours. Pour imposer le russe à des enfants habitués à parler
géorgien, la direction met les réfractaires au piquet, debout ou à genoux, leur
tape sur les doigts à coups de règle. À 10 ans, Sosso doit ainsi renoncer
à sa langue maternelle pour en adopter une autre, totalement différente. Ce
changement opéré par la force, imparfaitement d’ailleurs puisque Staline
gardera toute sa vie l’accent géorgien, va associer chez lui le changement à la
contrainte.
Sosso travaille avec acharnement. Il montrera plus tard une
très grande mémoire du concret, mais peinera à retenir les idées. L’enseignement
du séminaire étant fondé sur la mémoire, il doit donc redoubler d’efforts. Il
dévore la bibliothèque de l’école, soigneusement épurée par une censure
cléricale vigilante, et complète ces lectures avec des ouvrages non autorisés
venus de la bibliothèque privée d’un libraire local. Souvent un livre à la
main, même l’été, lorsqu’un camarade l’invite dans la ferme de ses parents, il
délaisse ce qu’un autre appelle « les espiègleries et les polissonneries ».
Après l’école, il rentre en hâte à la maison. Il est bien noté, surtout en
arithmétique, en dessin et en chant. Cet élève travailleur et appliqué montre
aussi beaucoup de raideur. Il accepte mal que ses maîtres soulignent ses
fautes, refuse de les admettre, s’entête à répéter les réponses erronées et ne
s’incline que devant la loi du maître, c’est-à-dire du plus fort. Il cède
devant l’autorité, non devant la vérité. Ce garçon tranquille et pieux assiste
à tous les services religieux et invite ses camarades à observer, comme lui,
tous les rites. Ce véritable enfant de chœur fréquente, on l’a dit, la chorale
du petit séminaire.
Il assiste un jour à la pendaison de trois malfaiteurs ;
secoué par le spectacle, il discute avec son voisin du sort qui attend leur âme
dans l’au-delà. Sont-ils destinés à l’enfer ? La réponse qu’il propose est
éloquente. Comme ils ont déjà payé leurs crimes sur terre, une seconde punition
après la mort serait injuste : on ne saurait, dit-il, payer deux fois le
même forfait. Il changera d’avis plus tard.
Renfermé et volontaire, tout son être est alors tendu vers
la réalisation du rêve maternel. Ses anciens camarades n’évoquent aucune
aventure sentimentale. Iremachvili, qui ne l’a jamais vu pleurer, souligne sa
distance ironique à l’égard des autres, dont les joies et les chagrins n’éveillent
en lui qu’un sourire sarcastique. Il gardera pourtant le souvenir de quelques
camarades. Un jour de 1944, il fera envoyer une somme de 40 000 roubles
et deux de 30 000 à trois copains d’enfance. L’envoi est accompagné, pour
l’un d’eux, d’un petit mot laconique : « Gricha, accepte de moi ce
petit cadeau. Le 9-5-44. Ton Sosso [37] . »
Un de ses anciens camarades nous montre un Sosso
porte-parole des « enfants des pauvres et des déshérités », esquisse
du futur chef du prolétariat mondial. Son thuriféraire Iaroslavski le décrira
même en marxiste en herbe, parcourant les faubourgs et les campagnes pour
convaincre ouvriers et paysans que les grands propriétaires et les capitalistes
les exploitent. Pure invention. Les autorités de l’école auraient chassé l’agitateur
et lui auraient fermé les portes du grand séminaire. La vision de Sosso
dressant dans un grandiose chahut ses camarades contre un moine russe méprisant
le géorgien et les Géorgiens est tout aussi invraisemblable pour la même
raison. Cette première révolte de Sosso, si elle est réelle, est postérieure.
Il achève le cycle d’études en mai 1894, à l’âge de 16 ans,
et termine premier de sa classe. Mais il aura redoublé une classe sur deux,
mettant six ans au lieu des quatre prévus pour le cursus. En 1924, son
secrétaire personnel Tovstoukha, rédacteur de sa biographie autorisée, fixe la
date de sortie du petit séminaire à 1893 pour camoufler ces deux redoublements ;
le recul d’un an de sa date de naissance a
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