Staline
dans le vide entre une classe ouvrière épuisée, décimée,
affamée, mécontente, une paysannerie révoltée, désireuse de tirer enfin profit
des terres que la révolution lui a données et les soldats-paysans que la « démobilisation
jette sur le pavé, qui ne trouvent pas de travail, sont habitués uniquement au
métier des armes et répandent le banditisme [371] ».
Il faut donc changer de politique. Et tandis que l’Armée rouge écrase la
révolte de Cronstadt, Lénine fait voter le remplacement de la réquisition par l’impôt
en nature : une fois réglé cet impôt, le paysan est désormais libre de
vendre ses surplus. C’est l’amorce du retour à la liberté du commerce, à partir
de laquelle va s’affirmer la nouvelle politique économique (NEP).
À ce congrès, Staline est chargé d’un rapport sur les tâches
du Parti dans la question nationale, dont Cronstadt éclipse la discussion,
réduite à trois brèves interventions. Le congrès s’achève par un changement
décisif dans l’appareil dirigeant. Les trois secrétaires du Comité central
précédents (Krestinski, Preobrajenski et Serebriakov) ayant signé la
plate-forme syndicale de Trotsky, aucun d’eux n’est réélu au Comité central,
pourtant élargi ; ils sont remplacés au Secrétariat par trois hommes liges
de Staline : Molotov, Iaroslavski et Mikhailov. Le congrès constitue une
commission centrale de contrôle, dirigée par Aaron Soltz, proche de Staline.
Staline a été élu en sixième position avec 458 voix sur 479 ;
la victoire de la motion des Dix a largement ouvert le Comité central à son
clan, qui repose sur les groupes de Bakou et de Tsaritsyne : le bouillant
et irascible Ordjonikidzé, Enoukidzé, le docile Vorochilov, l’intrépide mais
limité Boudionny, plus Molotov, sec bureaucrate dit « cul de fer »,
Iaroslavski, publiciste verbeux, Petrovski et Kouibychev. Tous ces hommes, unis
par leur aversion pour Trotsky considéré par eux comme un intrus, irrités par
la formule populaire du « parti de Lénine et de Trotsky », n’ont,
pour la plupart, joué qu’un rôle de second plan dans la révolution et la guerre
civile. Autour de ce premier .noyau, Staline agrège des hommes marqués par une
tache à effacer : Andreiev a voté pour la plate-forme syndicale de Trotsky ;
Kirov a travaillé avec des Cadets avant la guerre. Zinoviev, fort de ses
titres, de l’appui de Lénine, de l’amitié de Kamenev, et sûr de manipuler
Staline à sa guise, n’a placé au Comité central que Frounzé.
Les rapports avec le peuple sont plus délicats à gérer que
ces manœuvres de sommet. Pour fêter l’invasion de la Géorgie, Staline se rend à
Tiflis au lendemain du congrès, descend au dépôt de chemin de fer haranguer les
cheminots, en grande majorité mencheviks, qui le chassent de la tribune et le
sortent de la salle à bout de bras. Il effacera de sa biographie toute trace de
ce voyage et de cette humiliation.
La NEP se met en place en mai 1921. À cette date, les
entreprises employant moins de 21 personnes (moins de 11 si elles
utilisent un moteur) sont dénationalisées et cédées à des particuliers contre
la rétrocession de 10 à 15 % de leur production à l’État pour une durée de
deux à cinq ans. La NEP, rétablissant le secteur privé et le marché, est conçue
à la fois comme une pause et comme une politique à long terme : tout
dépendra de la marche de la révolution dans les autres pays. Lénine l’expliquera
dans son discours au IV e congrès de l’Internationale, le 13 novembre 1922.
En raison de l’arriération, de l’inculture, de l’isolement et de l’héritage
bureaucratique tsariste de la Russie soviétique, il faut y édifier les
fondements d’une industrie qu’il qualifie de capitalisme d’État, en attendant
que la révolution se produise dans un pays civilisé. Si les partis communistes
étrangers « comprennent réellement l’organisation, la structure, la
méthode et le contenu de l’action révolutionnaire […] les perspectives de la
révolution mondiale seront excellentes [372] »
et la NEP une simple pause. Sinon, des générations entières seront nécessaires
pour transformer la mentalité paysanne. Staline acquiesce en silence.
La NEP met en lumière certains traits de l’héritage des
trois longues années écoulées depuis Octobre. L’énorme appareil bureaucratique
du tsarisme n’a été ni détruit ni démantelé ; seul son
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