Staline
lui, il poussera en avant Oulianova contre
Kroupskaia. Dans un mémorandum officiel, dont Boukharine lui rédige aimablement
le brouillon, Maria Oulianova affirmera docilement que l’incident en question
avait « un caractère strictement personnel sans aucune portée politique [439] ».
L’élimination de Lénine paralyse Trotsky. Ce dernier, prêt à
s’engager aux côtés du leader historique du Parti contre Staline et l’appareil
du Secrétariat, hésite une fois seul. Lénine l’avait pourtant prévenu : « Staline
cherchera un compromis pourri pour nous tromper [440] . » Trotsky,
incertain, accepte, cherche presque le compromis. Il informe Staline, par l’intermédiaire
de Kamenev, qu’il réclame un changement de politique, pas de direction. Staline
y voit une preuve de faiblesse et feint d’accepter tout en se préparant à l’offensive.
Le 11 mars, dans un télégramme chiffré, il informe toutes les instances du
Parti que « Lénine a quasiment perdu la parole tout en gardant une
conscience claire et nette. Les médecins jugent son état grave, mais ne perdent
pas l’espoir d’une amélioration [441] »…
Pas d’une guérison. Tous les cadres du Parti sont avertis : Lénine est
fini. Le futur patron leur annonce la nouvelle. Mais on n’est jamais trop
prudent. Le 17 mars, il adresse une « note ultrasecrète » à
Zinoviev et Kamenev : Kroupskaia, dit-il, vient de l’informer secrètement
que Lénine, dans un état « effroyable », « ne veut et ne peut
vivre plus longtemps et réclame du cyanure obligatoirement [442] ».
Kroupskaia, hors d’état de le lui donner, réclame « l’assistance » de
Staline ; ce dernier consulte ses deux alliés, qui refusent par retour :
« Absolument impossible ! » Puis il informe le Bureau politique,
par une note du 21 mars, et ajoute que Lénine, « par deux fois » –
un Lénine, rappelons-le, alors privé de l’usage de la parole – « exigea
l’accord de Staline », qui lui aurait alors promis de le satisfaire le moment
venu [443] . Mais, n’ayant pas la force de répondre à cette
demande, il se voit contraint de refuser cette mission.
Lorsque Trotsky révéla cette affaire du poison, en 1939, les
historiens n’y virent qu’invention d’un ennemi vaincu. Le bruit en courait
pourtant depuis longtemps dans la vieille garde bolchevique. Staline lui-même,
lors d’une réunion d’écrivains en octobre 1932 chez Gorki, informé que
Boukharine avait raconté l’affaire à son hôte, l’invita à tout répéter devant
lui. Boukharine renchérit : Staline leur avait bien raconté que Lénine,
jugeant inutile une existence de sclérosé incapable de parler, d’écrire et d’agir,
lui avait demandé du poison. Staline confirma, ajoutant que Lénine ne pouvait s’adresser
pour en obtenir ni à sa femme ni à sa sœur, et lui avait déclaré : « Vous
êtes le membre du Parti le plus cruel [444] », phrase qu’il répéta d’un air satisfait. L’incident
ne peut être qu’antérieur ou inventé, car, depuis le 9 mars, Lénine ne
proférait plus que de vagues grognements, et Staline ne lui rendit plus jamais
visite.
Pourquoi Staline insista-t-il tant en mars 1923 sur
cette demande ? Peut-être pour camoufler un empoisonnement déjà réalisé ou
pour préparer la voie à une tentative ultérieure au cas où Lénine se
remettrait, puisque les médecins laissaient ouverte la possibilité d’un
rétablissement.
Le 14 mars, la Pravda publie un article
dithyrambique de Radek en l’honneur de Trotsky, « l’organisateur des
victoires […], un homme à la volonté de fer », doté d’une « profonde
force morale », d’une « compréhension géniale des questions militaires »
et « d’un génie organisateur ». À ses yeux, il est l’incarnation même
de la révolution russe qui « a agi à travers la cervelle, le système
nerveux et le cœur de son grand représentant », en qui Radek salue « le
porte-drapeau du peuple travailleur en armes […] dont le travail et la cause
seront l’objet non seulement de l’amour, mais de la science des nouvelles
générations de la classe ouvrière se préparant à la conquête du monde ».
Ces éloges outranciers présentent à tous Trotsky comme le successeur du chef
paralysé. C’est le pavé de l’ours.
Staline propose alors à Trotsky de présenter au XII e congrès
d’avril le rapport politique à la place de Lénine. Le piège est
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