Staline
interdisent
ainsi Dostoïevski, Tolstoï, Tourgueniev, et le satirique Saltykov-Chtchedrine,
mais admettent Lomonossov, le père fondateur des lettres et de la science
russes, Ostrovski, qui dépeint le milieu obtus et avide des marchands, Griboiedov
et le libertin Pouchkine, revu et corrigé. La lecture des journaux, le théâtre
et les concerts sont interdits.
Les prières, les offices et cérémonies répétés, la pesanteur
des rites, essentiels dans l’Église orthodoxe, et la surveillance constante des
moines accablent les jeunes séminaristes. Moines et surveillants fouillent les
affaires des élèves, leurs pupitres, leurs coffres, les poches de leurs
vêtements, leurs carnets et cahiers, fouinent sous leurs matelas. La découverte
d’un journal intime ou d’un livre loué à la « Bibliothèque bon marché »
de la ville, interdite par la direction, envoie le coupable au piquet debout à
la cantine ou, pis, deux, trois, parfois cinq heures au cachot, humide et
froid. « Nous avions l’impression d’être dans des oubliettes », écrit
Gogokhia, lui aussi passé de Gori au grand séminaire, « nous dissimulions
sous des mines confites nos pensées aux moines qui nous surveillaient [46] ». De la
dissimulation à la tentation du défi, la distance est courte. Les séminaristes
en rupture de ban étalent la Bible sur leur pupitre pendant les leçons et les
services religieux, mais tiennent sur leurs genoux Darwin, le père de l’évolutionnisme,
et plus tard les odieux matérialistes Marx et Plekhanov – son
vulgarisateur russe.
Il n’en reste pas moins que l’entrée au séminaire de Tiflis
projette Joseph Djougachvili d’une bourgade provinciale et de son univers borné
dans une capitale cosmopolite où la férule du vice-roi ne peut étouffer le
bouillonnement des idées qui se fait sentir jusqu’à l’intérieur même de l’établissement.
Près de 40 % des 150 000 habitants de Tiflis sont des Arméniens
qui en contrôlent le commerce et l’industrie ; un quart sont des Russes,
noyau de l’administration, de la gendarmerie et de l’armée ; les
Géorgiens, artisans, petits commerçants ou employés de l’administration civile
et militaire, forment un autre quart. Le prolétariat naissant est constitué à
la fois de Russes (les cheminots essentiellement) et de paysans géorgiens
déracinés. La ville abrite aussi des Juifs et des Allemands, et un
sous-prolétariat de Perses et de Tatars.
La discipline obtuse du séminaire avait longtemps fabriqué
des prêtres dociles. La majorité des élèves étaient des fils de prêtres, et le
séminaire constituait le lieu fermé de reproduction d’une caste, pauvre certes,
mais jouissant de privilèges divers, comme l’exemption du service militaire et
du fouet infligé aux paysans grognons ou rétifs. Mais l’ébullition
révolutionnaire de la jeunesse intellectuelle dans les années 1870 a
transformé les séminaires en pépinières de révoltés. « Mal nourris,
insuffisamment vêtus, aigris par de précoces souffrances, ne connaissant guère
de la religion que de fastidieuses pratiques, écrit Anatole Leroy-Beaulieu, les
séminaristes prenaient en aversion et leurs maîtres et leur vocation, et la
société et l’Église [47] . »
La situation était pire encore en Géorgie ; ailleurs, les jeunes étudiants
choisissaient systématiquement l’université. Mais l’autocratie, craignant l’agitation
estudiantine, n’avait pas ouvert d’université à Tiflis. La plus proche se
trouvait à Kiev ou à Odessa ! Le séminaire, malgré sa pesanteur, restait
donc le seul lieu de formation, de développement intellectuel, et donc de
contestation.
L’orgueil national des Géorgiens y favorise le développement
de l’esprit de subversion. En 1884, le jeune séminariste Sylvestre Djibladzé
gifle le recteur russe de l’établissement, coupable d’avoir qualifié le
géorgien de langue « bonne pour les chiens ». Exclu, il participe en
1885 à la fondation du premier cercle socialiste à Tiflis, puis, dix ans plus
tard, à la constitution de la social-démocratie géorgienne. En juin 1886,
un autre étudiant, Joseph Lagiachvili, fils d’un prêtre, poignarde le recteur, toujours
aussi méprisant à l’égard des Géorgiens et de leur langue. Pendu, il devient un
héros national.
Rien d’étonnant, donc, à ce qu’un rapport de police
affirme : « Comparé aux autres séminaires russes, celui de Tiflis
paraît se
Weitere Kostenlose Bücher