Staline
ne
suis coupable de rien, de rien, de rien devant le Parti, devant le Comité
central, devant Vous personnellement [758] . »
Staline ne répond pas à cette lettre qui le persuade sans doute qu’une pression
supplémentaire fera craquer Zinoviev. Il se fait remettre chaque jour les
procès-verbaux d’interrogatoires de tous les inculpés.
La mécanique des procès truqués est encore mal huilée :
un seul des 13 innocents se reconnaît vaguement coupable, Kotolinov, qui,
en des phrases alambiquées, avoue une responsabilité morale dans l’assassinat ;
le procès doit donc se tenir à huis clos. Nicolaiev se compare à Jeliabov, le
chef de la Volonté du peuple qui avait assassiné Alexandre II le 1 er mars 1881,
et confirme ainsi à Staline le danger de l’exaltation des narodniki ou
populistes, partisans de la terreur individuelle. Troublé par les trous béants
de l’enquête, le président du tribunal, Ulrich, chargé par Staline de prononcer
la peine capitale, lui demande un complément d’enquête. Staline l’envoie
promener : « Aucun complément d’enquête ! Finissez-en [759] ! »
Les quatorze inculpés sont condamnés à mort et fusillés.
Qui a fait tuer Kirov ? Un doute planera toujours. En février 1956,
Khrouchtchev évoque nombre de faits mystérieux, mais ses « révélations »
reprennent en fait les déclarations de Iagoda et de son adjoint, Boulanov, au
troisième procès de Moscou, mis en scène par Staline lui-même, et n’éclairent
rien.
L’attribution du meurtre à Staline soulève plusieurs
questions. Aurait-il hésité sur la piste à suivre, en décembre, s’il avait
préparé le meurtre ? Abattre Kirov, c’était montrer que les chefs
pouvaient être des cibles. Staline avait trop peur d’un attentat pour en confirmer
ainsi la possibilité. Or, après la collectivisation forcée, la « liquidation
des koulaks », les déportations massives, les millions de morts de la
famine, les candidats ne manquaient pas. Le NKVD en arrête alors des dizaines ;
trois cheminots ont déclaré, l’un : « On en a tué un, il faut en tuer
plus », l’autre : « On a tué Kirov, il faut aussi tuer Staline »,
le troisième : « On a tué Kirov, c’est bien, mais je sacrifierais
bien une journée pour abattre Staline ». Trois ouvriers de l’usine
Révolution d’Octobre à Oufa, dont un ancien partisan rouge, sont plus vigoureux
encore : « On a tué le chien Kirov, reste encore le chien Staline. »
Trois travailleurs du port de Gouriev, au Kazakhstan, ont dit à leurs camarades
de travail : « Ce serait bien si on avait aussi tué Staline [760] . » Et la
liste ne s’arrête pas là. Ces déclarations incendiaires, dans l’atmosphère de
terreur qui règne alors, reflètent le sentiment inexprimé de milliers d’autres,
que Staline n’avait pas intérêt à encourager.
Enfin Kirov était un vieil ami de Staline ; quand il
descendait à Moscou, il passait souvent la nuit chez lui à discuter. Pendant le
congrès, il avait dormi dans son appartement du Kremlin. Staline, gêné par ses
malformations, ne se montrait nu au sauna qu’avec Kirov et le général Vlassik,
chef de sa garde personnelle. Ils avaient passé plusieurs fois des vacances
ensemble, et Kirov, passionné de chasse et de pêche, envoyait régulièrement à
Staline du poisson et du gibier. Mais, en 1935, son partisan Fiodor Raskolnikov
dira : « Le mot "amitié" n’est pour lui qu’un mot creux [761] . » Comme
Hitler, il n’a pas vraiment d’amis. Deux ans plus tard, il poussera
délibérément au suicide son vieux complice Ordjonikidzé. Il aurait sans hésiter
abattu Kirov comme, cinq mois plus tôt, Hitler avait abattu Roehm. La
vraisemblance voudrait qu’il ait manipulé Nicolaiev pour liquider les anciens
opposants, déchaîner la terreur, modifier l’équilibre des pouvoirs et
transformer le Parti. Mais nous n’en avons aucune preuve et les plus acharnés
partisans de la responsabilité directe de Staline s’appuient sur l’ouvrage de l’ancien
dirigeant du NKVD en Espagne, Orlov, L’Histoire secrète des crimes de
Staline, livre très riche en erreurs, inventions, mensonges et omissions…
Dans les campagnes circule une tchastouchka (chanson
traditionnelle de quatre vers) très populaire, qui finit ainsi : « On
a eu Kirov, / on aura Staline. » Ce dernier décide de respecter désormais
à la lettre la décision du Bureau politique du 20 octobre 1930
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