Staline
dirigeants
les plus expérimentés tomberont dans l’un ou l’autre excès et le paieront de
leur vie. C’est l’un des traits caractéristiques de la politique de
Staline : il définit les tâches générales, mais il ne donne pas de mode d’emploi.
Laisser les cadres dans l’indécision et la perplexité permet de leur faire
endosser demain la responsabilité d’une politique incertaine, de la modifier
éventuellement et de se débarrasser des « incapables ».
Son discours semble viser les trotskystes actuels ou
repentis et leurs sympathisants de jadis, donc une fraction relativement
limitée du Parti et plus encore de son appareil. Ce dernier ne prend donc pas
la mesure de la purge préparée par le Secrétaire général. D’ailleurs, en
public, après la publication de son discours du 5 mars sous le titre « L’Homme,
le capital le plus précieux », Staline, loin de parler de répression,
disserte sur la valeur de la vie humaine. Ainsi, recevant l’équipage de l’avion
Rodina, auteur d’un record de vol, il insiste « sur la nécessité d’être
particulièrement attentif et prudent avec ce qui est pour nous le bien le plus
précieux : les vies humaines… Ces vies nous sont plus chères que tous les
records, si grands et bruyants que puissent être ces records [875] ».
Laissant à ses collaborateurs le soin d’organiser la
répression, il nourrit chez nombre de cadres et de militants l’idée que les
arrestations et condamnations « injustifiées » viennent non de lui,
mais de Iejov et du NKVD, qui agissent à son insu. Ainsi, la communiste
Lazourkina, emprisonnée puis déportée au total près de vingt ans,
affirme : « À cette époque, je n’ai pas une seule fois accusé
Staline. Je me suis tout le temps battue pour Staline, que les détenus, les
exilés et les déportés insultaient. Je disais : "Non, il n’est pas
possible que Staline ait accepté ce qui se passe dans le Parti. C’est
impossible." [876] »
Aussi bombarde-t-elle Staline de lettres l’implorant de rétablir la justice.
Des milliers de cadres du Parti ont réagi comme elle. Mais cet aveuglement ne
frappe que les cadres qui se refusent à comprendre le sens de la répression ;
y voir un coup de Iejov, un complot du NKVD dans le dos de Staline, c’est
affirmer que leur parti n’a pas changé. Mais la masse des autres, comme le note
Lazourkina, voient en Staline le vrai coupable de leurs malheurs.
Sa méfiance envers les anciens opposants n’a rien de
délirant. En septembre 1936, il a nommé consul à Barcelone un repenti
apparemment sûr : Antonov-Ovseenko, un rallié de 1928, auteur d’un
article, dans les Izvestia du 24 août, où il proposait d’abattre
lui-même les infâmes trotsko-zinoviévistes. Or, que fait à Barcelone ce
candidat au rôle de bourreau ? Un Comité national marocain propose à cette
époque de susciter une insurrection sur les arrières des troupes franquistes,
si le gouvernement espagnol garantit l’indépendance du Maroc espagnol en cas de
victoire républicaine ; Antonov-Ovseenko appuie cette idée et demande le
soutien de Moscou. Mais Paris et son gouvernement de Front populaire, Londres
et sa City ne sauraient accepter cette promesse qui mettrait à feu et à sang le
Maroc colonial français ainsi que tout le Mahgreb. Ce consul veut donc fâcher Staline
avec Blum et Chamberlain ? Ami des anarchistes, il propose de faire de la
Catalogne rouge la place forte de la République au lieu de Madrid la « communiste ».
Il qualifie enfin de « bureaucrate » le pro-soviétique ministre des
Finances Negrin. Est-ce incompréhension d’un ancien révolutionnaire, toujours
infecté par les vapeurs d’Octobre, ou sabotage délibéré ? Peu importe.
Staline doit balayer ces gens qui vivent encore dans le monde d’hier. L’Espagne
ne doit pas connaître de bouleversement social. Staline l’explique le 20 mars 1937
aux écrivains espagnols Rafael Alberti et Maria Teresa León : « Il
faut dire au peuple et au monde entier : le peuple espagnol n’est pas en
état d’accomplir la révolution prolétarienne. La situation intérieure et
surtout internationale n’y est pas favorable [877] . »
Ceux qui ne le comprennent pas seront étiquetés trotskystes et liquidés. En septembre 1937,
Staline rappelle Antonov-Ovseenko de Barcelone, le nomme procureur de Russie,
le fait arrêter, torturer et fusiller. L’organisateur de la prise du palais d’Hiver
en
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