Staline
accompagne le bolchevik Stopani dans la Ville noire
pour le réorganiser, et repart aussitôt en Géorgie tenter d’installer d’autres
comités bolcheviks : il réunit un certain nombre de délégués à Koutaïs et
proclame un fantomatique comité bolchevik d’Imérétie et de Mingrélie. Ses
résultats seront si minces qu’il ne fera pas partie des quinze délégués
bolcheviks qui, en novembre 1904, proclameront à Tiflis, sous la direction
de Léon Kamenev, un comité bolchevik géorgien.
Les Œuvres complètes de Staline comportent deux « lettres
de Koutaïs », fort douteuses, publiées pour la première fois en 1946,
datées de septembre et octobre 1904, et adressées à un bolchevik géorgien
exilé qui, dit-il, frappé par son opinion « enthousiaste et exaltée »
sur Lénine, en communiqua le texte à l’intéressé, qui leur envoya aussitôt une
réponse à transmettre au « Colchidien enflammé ». Koba y évoque une
imaginaire victoire sur les mencheviks géorgiens dont il n’aurait pu se targuer
sans ridicule en 1904, mais qu’il pouvait sans crainte fabriquer en 1946. Il y
raille « ces messieurs Rosa [Luxembourg] Kautsky, Plekhanov, Axelrod, Vera
Zassoulitch, etc. [114] ». Cette
familiarité désinvolte et dédaigneuse d’un obscur militant provincial à l’égard
de dirigeants célèbres est anachronique. Ces lettres, fabriquées en 1946,
visent à suggérer que Koba était, dès l’automne 1904, un léniniste capable
de traiter de manière cavalière des figures historiques du mouvement ouvrier
international.
Il prétend aussi avoir dirigé à Bakou, du 13 au 31 décembre,
la grève générale des ouvriers du pétrole où deux forces se trouvèrent en
compétition : d’un côté, le comité bolchevik, surtout implanté dans les
bureaux et les installations techniques de la ville, de l’autre, l’Union des
ouvriers de Balahany et Bibi Eibat – les deux faubourgs misérables où se
trouve la plupart des puits de pétrole –, fondée et dirigée par la famille
Chendrikov. Il s’agit de quatre aventuriers en quête d’action, qui menacent les
patrons de les assassiner ou d’incendier leur entreprise pour leur extorquer de
l’argent : Ilya, un orateur enflammé qui électrise les masses incultes des
derricks, sa femme Claudia, dont l’éloquence lyrique échauffe les auditoires
masculins, à 90 % musulmans, et ses deux frères, Léon, ancien étudiant,
théoricien chargé de la rédaction des tracts, et Gleb, chargé de leur
impression et de leur distribution. Ils rassemblent vite la majorité des
ouvriers des faubourgs dans leur Union, élaborent un cahier de revendications
qui unit des exigences générales, sociales et politiques (« À bas l’autocratie
tsariste », « À bas la guerre », « Vive le suffrage
universel », « Vive la journée de huit heures », etc.) et des
revendications particulières (suppression des heures supplémentaires et du
travail le dimanche, augmentation des salaires, introduction du système des
trois-huit, suppression de toutes les amendes et sanctions, fourniture de l’eau
et de l’électricité par les employeurs, logement et soins médicaux gratuits,
ouverture de cantines et de salles de lecture pour les ouvriers). En novembre 1904,
ils se répandent parmi les derricks et les raffineries en martelant : « Grève
générale pour arracher nos revendications ! »
Le comité bolchevik, dans une déclaration du 7 décembre,
décrète la grève générale inutile et stérile, et y oppose le renversement
préalable de l’autocratie tsariste par des manifestations de rue : « Tant
qu’un gouvernement tsariste sera à la tête de notre pays, tant qu’il aidera les
capitalistes à nous exploiter, nous n’améliorerons pas notre sort, quel que
soit le nombre de grèves grandioses que nous organisions. » Ce pronostic,
bientôt démenti, est compensé par de lyriques mais lointaines
perspectives : « En revanche, une fois que nous aurons renversé le
gouvernement tsariste, nous aurons la possibilité d’acquérir le monde entier. »
En attendant, ne bougeons pas. Dénonçant les « misérables petites
revendications » de ses concurrents, le comité invite les ouvriers « à
se préparer à une attaque décisive contre le tsarisme, à descendre dans les
rues et sur les places [115] ».
Ces positions caricaturent les idées de Lénine. Pour lui, en effet, la lutte
revendicative économique ne peut
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