Staline
calendrier insensé auquel est suspendu tout l’appareil,
les hauts dirigeants subissent la terreur que Staline fait régner par sa seule
présence. Son regard paralyse souvent l’interlocuteur qui, alors, se met à
bafouiller et à bégayer. Il cherche toujours à rabaisser ses proches en leur
imposant des tâches qui leur répugnent. Dans tout l’appareil soviétique et
international du stalinisme, partout, les bureaux politiques s’acharnent à
contraindre le dirigeant le plus réticent à l’égard d’une position ou d’une
décision à la défendre publiquement.
Méfiant vis-à-vis de tous ses collaborateurs, craignant qu’ils
ne s’entendent dans son dos contre lui, il leur interdit de se voir et de se
réunir en dehors de sa présence. Si, en 1937, Molotov pouvait encore inviter
chez lui à déjeuner quelques dirigeants, et même l’ambassadeur américain,
bavarder avec eux en buvant, ces privautés ne sont plus de saison. Staline n’a
jamais expressément formulé l’interdit, mais chacun le comprend. L’un ou l’autre
peut d’ailleurs, à n’importe quel moment, être convoqué chez lui, au Kremlin et
surtout à Kountsevo, pour recevoir une semonce ou s’entendre donner un ordre.
Les souvenirs de ses lieutenants soulignent tous une
méfiance croissante qui fait peser une lourde atmosphère de soupçon. Un jour,
il arrive avec les membres du Bureau politique à la salle de projection du
Kremlin. Le ministre du Cinéma, Bolchakov, les attend dans un recoin obscur.
Staline ne le reconnaît pas et crie : « Qui êtes-vous ? Qu’est-ce
que vous faites ? » Bolchakov s’avance : « Pourquoi vous
cachez-vous ? » lui demande Staline irrité [1353] . Pendant une
semaine, ensuite, Bolchakov s’attend à être arrêté d’un instant à l’autre, mais
rien ne vient. La suspicion n’est pas seulement due à son âge, tout semble, en
fait, délier la volonté de Staline. Alors qu’il est sorti de la guerre en
vainqueur et se croyant tout-puissant, l’économie se grippe, les rapports avec
les partis frères des démocraties populaires se tendent, les paysans répondent
à la pression insupportable exercée sur eux en ne s’occupant que de leur petit
lopin de terre, que Staline, pour se venger, accable d’impôts. Quant aux
intellectuels, aux artistes et aux savants, écrivains, historiens, philosophes,
musiciens, en majorité juifs, ils sont incertains, fascinés, pense-t-il, par l’Occident.
L’URSS retrouve son niveau de production de 1940 pour l’électricité
dès 1946, pour la production d’acier, de ciment, de tracteurs et de véhicules
automobiles dès 1948, pour la fonte, les briques, le papier et l’extraction de
pétrole dès 1949, pour l’industrie textile dès 1950. Cette reconstruction
foudroyante a un caractère illusoire. L’industrie soviétique ignore toute
innovation. La commission atomique de Beria répond à des fins purement
militaires, sans retombées sur le secteur civil. L’URSS est très en retard dans
le domaine de l’électronique et des moteurs à réaction, secteur qui n’intéresse
pas Staline.
Le seul à être en progrès, c’est le Goulag, qui voit au fil
des ans arriver un nouvel afflux de condamnés, victimes d’une législation
répressive de plus en plus brutale. Après l’abrogation provisoire de la peine
de mort, en mai 1947, Staline édicté, le 4 juin 1947, un nouveau
décret qui punit toute « atteinte à la propriété étatique ou kolkhozienne »,
c’est-à-dire tout vol d’aliment, de peines allant de cinq à vingt-cinq ans de
camp, en fonction des conditions du vol : individuel ou collectif, avec
récidive ou non. Le vol collectif avec récidive est puni de la peine maximale
(vingt-cinq ans de détention). L’application de ce décret entraîne une
véritable avalanche de condamnations et de déportations au Goulag : 380 000
entre le 5 juin et le 31 décembre 1947 ; 1 300 000
de juin 1947 à la mort de Staline. Le contingent des condamnés pour vol
représente près de 40 % du nombre total des déportés, et comprend de
nombreuses femmes, veuves de guerre, mères de famille, avec des enfants en bas
âge, que la misère a réduites à la mendicité ou au chapardage.
La mise en place des démocraties populaires, que le
communiste hongrois Martin Horvat définit comme « la forme la plus
progressive de la démocratie bourgeoise, ou plus exactement encore comme sa
seule forme progressive [1354] »,
est une
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