Staline
modérateurs.
Un mois plus tard, le 14 décembre 1947, il reçoit
tout aussi secrètement le Secrétaire général adjoint du PC italien, Pietro
Secchia. Alors que l’Italie ne connaît aucun mouvement social d’envergure, il
encourage le parti communiste à la fermeté. Après avoir, en 1943, poussé les
communistes italiens à soutenir le gouvernement d’union nationale du maréchal
fasciste Badoglio, et à contenir la vague révolutionnaire qui soulevait l’Italie
dont l’État se disloquait, il les engage désormais sur la voie de l’aventure.
Il suggère de « renforcer les organisations de partisans italiens »
(dissoutes sur ses conseils en 1945), et « d’emmagasiner plus d’armes »
(rendues à la même époque). Pour quoi faire ? Staline ne précise pas. Il
laisse libre cours à ses obsessions : « L’ennemi a ses espions dans
le Parti communiste italien. Si bon que soit un parti, il contient toujours des
espions. Dans notre parti bolchevik, aussi, il y avait des espions […] nous en
avons démasqué beaucoup, mais je ne pense pas que nous les ayons tous
démasqués. » La tâche n’est donc pas achevée, mais il ne dit pas qui il
vise. Au fil des minutes, la conversation prend un tour de plus en plus
grotesque : Secchia demandant une aide de 600 000 dollars pour
le PC italien, Staline l’accorde aussitôt et lui propose d’emporter avec lui
cette somme, qui tient, dit-il, « dans deux sacs qui pèsent chacun de 40 à
50 kg ». L’Italien, décontenancé, juge difficile de franchir la
frontière avec un tel fardeau. Passer par l’ambassade soviétique à Rome ?
Maladroit. Staline fera donc envoyer les deux sacs à l’ambassade soviétique à
Belgrade, où les Italiens iront les chercher. Secchia veut-il des coupures de
25 ou de 200 dollars ? Secchia, prudent, demande des billets de 100.
Accordé. L’entretien s’achève par des questions et des conseils attendrissants
de Staline sur la santé de Togliatti : « Il faut veiller à ce que
Togliatti mange trois ou quatre fois par jour et dorme plus. Comment vont ses
poumons ? Ne souffre-t-il pas de la tuberculose ? — Non, dit
Secchia, pas du tout, mais le cœur ne va pas très bien. — Ah, le cœur, c’est
pire, dit Staline. Le cœur c’est le moteur […] Un avion peut-il voler sans
moteur [1370] ? »
Débarrassé des oppositions politiques réelles ou
potentielles au sein d’un parti momifié, réduit à un appareil d’exécutants, il
n’a plus à combattre ces « déviations de gauche ou de droite ».
Restent les luttes de clans et de cliques, qu’il encourage, arbitre et
sanctionne à son gré. Il tente ainsi de débusquer les plus petites dissonances
et les signes de désobéissance, d’indépendance d’esprit, de protestation ou de
contestation. Cette aspiration totalitaire à contrôler tous les aspects de l’existence,
jusqu’aux sports et aux loisirs, se perd en futilités.
Ainsi, le 31 décembre 1947 au soir, il convoque
brusquement dans son bureau Firioubine, l’adjoint du premier secrétaire du PC
de Moscou, dont le « cœur se serre, la tête tourne, et l’échine est
trempée de sueur ». Poskrebychev l’introduit dans le bureau du Chef, qui
déambule sans mot dire dans la pièce. Firioubine attend au garde-à-vous.
Staline, après un long silence, se tourne brusquement vers lui et grogne :
« Alors, Firioubine, tu n’as pas assez de pouvoir ? Aujourd’hui, tu
as branché une illumination au Kremlin, demain tu débrancheras la canalisation.
Et après tu couperas le téléphone. Alors tu n’as pas assez de pouvoir ?
Va-t-en [1371] ! »
Le crime était mince : pour le huitième centenaire de Moscou, en
septembre, Firioubine avait, sans solliciter l’avis de Staline, organisé une
modeste illumination de la place Rouge, l’avait conservée pour la cérémonie
anniversaire de la révolution d’Octobre, puis pour les festivités du nouvel an.
Staline, non consulté, y voit un défi lancé à son pouvoir. Firioubine sera
aussitôt limogé et ne retrouvera un emploi qu’après la mort du Maréchal.
Cette vaine tentative de contrôle total de la société,
relayée par une poussière d’organismes bureaucratiques dressés à interdire,
suppose la mainmise sur la vie intellectuelle, en particulier le cinéma, le
théâtre et la littérature, dont la vie est régulée par l’attribution des prix
Staline. C’est d’ailleurs devenu l’une des activités essentielles du
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