Stefan Zweig
L’autorité l’oppresse. Même si c’est une loi bienveillante et généreuse, ordonnée pour son bien, qui organise ses journées. Le premier souci des Zweig, très tôt, a été d’offrir à leurs fils la meilleure éducation qui soit. Dès qu’ils ont eu l’âge d’apprendre, des répétiteurs ont fait leur entrée à la maison pour y relayer les gouvernantes. Ils ont été chargés de leur enseigner les langues vivantes, qu’on n’apprend pas alors à l’école : le français, l’anglais et l’italien. La famille qui tient à cet esprit d’ouverture considère la culture comme un trésor, et veille avec vigilance à ce qui est transmis comme un véritable héritage. Le bien le plus précieux, le savoir.
Dès qu’ils ont eu dix ans, Alfred et Stefan, qui se suivent à deux ans d’intervalle, sont entrés au lycée. Le Maximilian Gymnasium (aujourd’hui le Wasagymnasium) est, dans la neuvième circonscription de Vienne, l’établissement que leurs parents ont choisi parmi les onze excellents lycées de la ville, pour leur conférer une solide culture classique. Il est aussi un des lycées viennois où la participation juive est la plus importante (quarante pour cent 4 ). Les lourds horaires du lycée sont venus s’ajouter à un emploi du temps déjà chargé. C’est ainsi qu’enfants, à un âge et dans une génération qui ne contestent pas l’autorité des adultes, Alfred et Stefan ont eu à respecter des rites immuables et sévères, et subi d’innombrables interdits. Le but de l’éducation n’était pas de faire des adultes heureux, mais des hommes aguerris, formés au travail, et ambitionnant de réussir.
La mère, image à la fois tendre et distante, n’a pas nourri ses nouveau-nés au sein et assez peu pratiqué les câlins. Très préoccupée de sa vie sociale, de ses thés ou de ses dîners, de ses innombrables rendez-vous avec la couturière, ses relations ou ses amies, elle n’a accordé que peu de temps à ses fils. Sauf pour les grandes fêtes familiales, Alfred et Stefan ont, jusqu’à un âge avancé, pris leurs repas à part des adultes, ils ont, comme des milliers d’autres bambins nés à la fin du siècle dernier, mené leur vie d’enfants à l’écart des parents, sous leur tutelle mais sans encombrer le paysage de leurs jeux ou de leurs tourbillons. Ils ont été, dans l’ensemble, dociles et sages, et n’ont que rarement exprimé une quelconque rébellion. Leur mère aimait affubler ses fils des costumes marin qui étaient alors d’usage dans leur milieu. Stefan – le moins apprivoisable des deux – poussait des hurlements pendant les poses d’essayage, et détestait chez sa mère cette manière des les traiter en poupées. Le costume marin restera le symbole du gentil petit garçon sage et bien élevé, du petit garçon modèle qu’il a été malgré lui, tout en nourrissant en secret de furieux désirs de liberté.
Il y a eu peu de douceur dans cette existence d’enfant gâté qui n’a jamais manqué de rien, si ce n’est de la première tendresse et de la première consolation d’amour – frustrations qu’il décrira si bien plus tard, dans le miroir de ses nouvelles où l’enfance tient une grande place. Il a dû apprendre très tôt à ne pas montrer ses faiblesses, à cacher ses chagrins, à réprimer ses élans. Les dialogues parents-enfants n’avaient pas encore cours, et de même que la société était découpée en strates qui cohabitaient sans jamais se mêler, les adultes régnaient sur un monde où les enfants n’étaient pas admis. Leur seul droit était d’obéir. Le soir, un froid baiser sur le front suivait le délicieux frisson qu’avaient fait naître dans l’imagination de Stefan le glissement de la robe de soie maternelle et les effluves de son parfum. L’enfant sensible et inquiet, qui avait tellement besoin d’amour, détestait sa dépendance. Pour lui, l’enfance fut une prison. Il a longtemps rêvé d’avoir des ailes pour s’envoler de sa cage dorée.
C’est en pensant à cette période de sa vie, à la fois protégée et inquiète, qu’à l’âge de cinquante-sept ans, se souvenant de ses premiers tourments, il écrira ce poème, qui ouvre le recueil de Brûlant secret :
O enfance, étroite prison !
Que de fois j’ai pleuré derrière tes barreaux
En voyant passer, tout pailleté d’azur et d’or,
L’oiseau inconnu de mes rêves !
O nuits d’impatience…
4 Steven
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