Stefan Zweig
Beller, op. cit.
Les désarrois de l’élève Zweig
Au Maximilian Gymnasium, qu’il décrit comme un bagne, ni premier ni dernier, élève moyen et morose, il a surtout attendu que le temps passe et lui donne enfin la liberté promise. Les jours s’y succédaient dans l’atmosphère étouffante, malodorante, de classes où ne pénétrait qu’à peine, à travers des stores qui empêchaient les enfants de regarder au-dehors, la lumière filtrée des automnes et des hivers de Vienne. Aucun événement remarquable n’a jamais secoué cet enfer de la monotonie, où il subit des cours interminables et endura, résigné, des leçons ennuyeuses, dispensées en chaire, par des professeurs sévères, fermés à tout dialogue. Il n’a pas retenu un seul nom, pas un seul visage. L’univers terne et pesant de l’école fut pour lui, comme pour la plupart de ses condisciples, victimes du même carcan, pareil à une geôle, dira-t-il.
Comme dans tous les autres bons lycées de Vienne : le Schotten, le Sperl, le Josephs ou l’Akademisches-Gymnasium, on y enseignait surtout les langues mortes, le latin à raison de huit heures par semaine et le grec à raison de cinq. On y enseignait l’histoire ancienne, ainsi que les mathématiques et les sciences naturelles, la géométrie et la physique, enfin la religion – selon le culte de chacun. La seule langue vivante que les élèves avaient à perfectionner était l’allemand, à travers l’étude des grands auteurs. L’enseignement était fondé sur la mémoire, l’apprentissage par cœur d’innombrables leçons et théorèmes, poésies et définitions, dates et tables, constituant l’essentiel d’un travail, dans l’ensemble, à en croire le souvenir de Zweig, éreintant et fastidieux.
L’éducation insipide qu’il reçut au lycée l’a révolté. Il détesta le ton altier de ses maîtres, leur manière d’assener le savoir au lieu de le faire aimer. L’école, au temps des Habsbourg, avait un projet clair : imposer l’ordre existant comme le plus parfait qui soit, et la parole du maître – qui relayait celle du père – comme à jamais infaillible. Elle visait non à développer la personnalité, à l’épanouir et l’enrichir, mais à la dompter. Elle voulait canaliser des forces, discipliner des énergies, mater toute expression d’ordre personnel, toute pensée libre. Son enseignement reposait sur un régime d’oppression. Le jeune homme en fut blessé à jamais, et nourrit pour toujours contre toute espèce d’autorité, tout discours docte visant à imposer sa loi, une méfiance tenace. Il ne conçut aucune estime pour ses professeurs de lycée, et ne voulut jamais en rien leur ressembler. Qu’il n’ait gardé souvenir d’aucun d’entre eux, ni de leurs noms, ni de leurs visages, est un signe de sa profonde indifférence. Cette absence totale de souvenirs d’école – lui qui aura un tel culte de la nostalgie ! – découle de sa volonté de préserver sa liberté, de se ranger du despotisme. Au fond de lui, la révolte est profonde, même si elle se manifeste dans le silence et le secret, dans la promesse qu’il se fait à lui-même de n’être jamais de ceux qui deviennent des maîtres et entendent infliger leurs commandements au monde.
Un écart de conduite, une action menée ou une parole prise sans permission, étaient alors sévèrement punis. Chacun devait s’employer dans la classe à accepter la morale et les idées qui y étaient professées, et à ressembler au modèle idéal. Le titre de Musterschüler (élève modèle) récompensait les meilleurs. L’originalité était condamnée par avance. Et toute rébellion impossible, l’élève étant soumis à une discipline de fer. Zweig grandit comme nombre de ses congénères, dans la hantise de l’échec. Ce n’est pas un hasard si, dans L’Interprétation des rêves, qu’il publie en 1900 à Vienne, le docteur Freud, lui-même ancien élève du Schottengymnasium, accorde une grande place aux névroses qui reposent sur des cauchemars d’examen, et aux syndromes de l’échec scolaire.
Le pire des châtiments, pour Zweig, comme pour tous les adolescents de la bourgeoisie de Vienne, élevés avec le souci obsessionnel de leur avenir, eût été de se voir exclu du lycée, d’être renvoyé au premier métier de ses père et grand-père, à l’humiliation d’un métier manuel. Car le prestige du savoir, capital dans une société qui
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