Stefan Zweig
honore la culture sous toutes ses formes, l’est plus encore dans les familles juives qui y voient le plus sûr moyen d’illustrer et de parfaire leur récente implantation. Elle ne leur apparaît pas seulement comme un instrument de stratégie sociale, une manière de franchir encore des barrières et de constituer une élite, elle reflète le penchant ancestral d’un peuple pour ce qui est d’ordre intellectuel et spirituel, entretient un rapport avec le verbe et l’écrit. Zweig l’expliquera un jour, dans le contexte de haine et de violences que sera devenue l’époque : « On admet généralement que le but propre de la vie du Juif est de s’enrichir. Rien de plus faux. La richesse n’est pour lui qu’un degré intermédiaire, un moyen d’atteindre le but véritable et nullement une fin en soi. La volonté propre du Juif, son idéal immanent est de s’élever spirituellement, d’atteindre à un niveau culturel supérieur. » Un mot allemand résume bien ce but véritable que les siens veulent atteindre, der Geist – à la fois l’intelligence et le savoir, l’intuition et la connaissance, l’esprit, dans toute sa complexité, immanence et transcendance, diraient ses professeurs de philosophie. Pour Moritz Zweig, qui a assuré sa succession en la personne de son fils aîné, c’est un bonheur et une fierté immenses de penser que Stefan sera un jour docteur à l’université. A Vienne, Doktor, Advokat s ont des titres valant leur pesant d’or. Dans un univers qui ne croit qu’aux titres et aux honneurs, ils confèrent à qui les porte sinon une vraie noblesse, au moins une dignité et une aura. Sa famille n’attend rien de Stefan que ce diplôme de fin d’études, dont l’éclat rejaillira sur elle. C’est pourquoi il travaille, sacrifiant à l’ambition que place en lui son père, malgré l’ennui et même le dégoût que lui inspire l’école – ce « moulin à discipline » auquel il gardera une rancune tenace. « Le seul moment heureux que je doive à l’école, écrira-t-il, ce fut le jour où je laissai retomber pour toujours sa porte derrière moi. »
Il n’a été excellent en aucune matière. Sauf en allemand, où il a reçu des félicitations, il ne s’est distingué en rien. Mais, submergé de devoirs et de leçons, parfois abruti de travail et furieux d’avoir à apprendre ce qui, selon lui, ne valait pas la peine, il réussit à passer sans mal d’une classe à l’autre, et accomplit son parcours scolaire sans perdre une année. Ce qui comptait pour lui, c’était de se débarrasser de cette corvée de l’école, d’empocher son baccalauréat, qu’en Autriche on appelle la Matura, et de s’inscrire enfin à l’université, où s’ouvrent pour tout bachelier des temps nouveaux. L’ennui, il l’a combattu avec les livres – non les livres de classe, si semblables à ses maîtres – mais les romans qu’il achète avec l’argent de poche que lui donnent ses parents. Tout jeune déjà, il se ruine en livres, qu’il dévore jusqu’à une heure avancée de la nuit, se réveillant péniblement à l’appel de la bonne, et se tirant du lit à la dernière minute, ce qui lui valut d’aller presque tous les jours au lycée en courant, sans même avoir pris son petit déjeuner, « une tartine à la main ». A l’université au moins, il n’a plus à respecter les horaires odieux qu’on lui imposait à l’école, et s’il se couche toujours tard, il lui arrive souvent de sauter les cours du matin, pour lire encore, tranquillement, bien au chaud, jusque vers midi, sans risquer une réprimande. Il aime suivre son rythme naturel, qui est de décaler ses journées vers le soir.
L’école – et les leçons particulières qu’ajoutaient ses parents à l’emploi du temps scolaire – lui a laissé peu de loisirs, mais il en a savouré chaque instant comme un privilège. En dehors de ses lectures nocturnes, la vraie vie commençait hors les murs du lycée, dans les rues de Vienne, dans ses cafés, dans ses théâtres et dans ses librairies. Dès l’âge de treize ou quatorze ans, avec quelques camarades partageant le même penchant pour rôder, bavarder et lire, mais dont il n’a consigné aucun nom, aucune silhouette, il vagabonde à Vienne à la recherche d’aventure. Sa première rencontre importante n’est pas avec une femme ou une « créature » comme on dit alors, il se préoccupera plus tard des femmes. La première rencontre
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