Stefan Zweig
indestructible, le sentiment de l’amitié : « Entre nous deux, il y aura un abîme, dit Roth, tant que vous n’aurez pas rompu intérieurement avec l’Allemagne. Je préférerais que vous combattiez contre elle avec tout le poids de votre nom. » C’est lui-même qui souligne le mot « intérieurement ». Car il a compris le dilemme de Zweig, qui n’est pas tant de choisir entre l’art et la politique, entre « garder les mains blanches », selon le mot de Kant ou « ne pas avoir de mains » selon Péguy, mais entre son Allemagne d’hier, qui n’est plus qu’un lointain fantôme, et celle d’aujourd’hui, dont la condamnation lui fait mal, car elle porte atteinte à l’une de ses racines les plus profondes. Zweig appartient au monde allemand, il l’a aimé, il lui est encore fidèle, quand ce monde est précisément en train de disparaître, ou a peut-être déjà disparu. Sa collaboration avec Strauss, en 1933 et au début de 1934, s’explique à la lumière de cette terrible souffrance à couper le cordon ombilical, et, quand d’autres, Roth, les frères Mann, se sont déjà libérés, à renoncer à une part de soi-même.
Roth, à propos duquel Zweig a écrit en 1929, à la parution de son roman Rechts und links (De gauche et de droite), qu’« il ne supporte aucune atteinte et aucune défaillance à la conscience », était là pour le rappeler à ses devoirs. Mais Zweig – c’est ce que Roth a moins bien perçu – est parfaitement cohérent avec lui-même. Il a besoin de temps pour prendre la décision difficile d’une rupture. D’une renonciation. L’explication de son attitude réside dans son Erasme . Il en entreprend la rédaction en 1933, et y travaille encore en 1934, opérant, par l’intermédiaire de son manuscrit qui lui renvoie le reflet de l’intellectuel pris dans la tempête du siècle, un retour sur soi. Erasme lui permet de réfléchir : que faire ? Comment agir ? Quel parti choisir, face à la tyrannie d’un côté et de l’autre, la pression des masses ? Comment, en un mot, garder sa liberté, dans une époque troublée, où seul semble compter l’engagement politique et quasi religieux pour une cause. Dès le 15 mai 1933, dans une lettre à Klaus Mann, lui aussi en exil, il a défini son projet : « Je voudrais travailler à une étude sur Erasme, lui dit-il, l’humaniste […] qui a subi sous Luther les mêmes avanies que les Allemands humanistes d’aujourd’hui sous Hitler. Je voudrais proposer une analogie […]. Ce sera, je l’espère, un hymne à la défaite. »
Faire entendre la voix de la tolérance est un pari fou, en des temps propices au fanatisme où seules les couleurs flamboyantes semblent dominer. Pour lui, il ne veut ni du rouge ni du noir, ni d’aucun fascisme, qu’il soit de gauche ou de droite, d’aucun impérialisme. Le juste milieu, l’harmonie et la douceur, la compréhension, l’esprit d’ouverture, valeurs en pleine désuétude, le font seuls marcher et tenir debout. Le reste ne vaut pas de vivre, prétend-il. « L’agressivité pure n’est pas dans mon caractère, rappelle-t-il à Klaus Mann. Car je ne crois pas aux victoires. C’est peut-être dans notre obstination silencieuse, déterminée, dans notre message artistique que réside la plus grande force. Les autres aussi peuvent lutter, ils en ont fait la preuve, aussi faut-il les battre sur un autre terrain […], leur montrer, dans des formes artistiquement incontestables, les figures de nos héros intellectuels. » Il souligne le possessif, par lequel ces héros entrent dans sa famille.
Au portrait de Fouché , l’anti-héros, politicien retors et dépravé, dont le modèle a pu inspirer, par la ruse, l’opportunisme, le cynisme et la cruauté, d’authentiques démons nazis qui décupleront les vertus négatives du personnage, répond Erasme, le héros juste, libre, paisible et sacrifié. En exergue à son ouvrage, il cite cette lettre d’un anonyme, en 1515 : « Je cherchais à savoir si Erasme de Rotterdam était de ce parti-là. Mais quelqu’un me répondit : Erasmus est homo pro se. » Erasme est pour lui-même. Ce que Zweig écrit alors n’est pas seulement un plaidoyer pour l’innocence et la justice, la liberté et surtout la tolérance, mais un véritable autoportrait. Il se décrit lui-même, parle de sa vie, de ses choix, de ses dilemmes, et peint sa propre conception de l’intellectuel à travers la figure
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