Stefan Zweig
classe où le rejoint, pur effet du hasard et des circonstances, un ami écrivain, également autrichien, que ses convictions libérales contraignent de fuir, Robert Neumann. Ce dernier racontera le voyage dans ses souvenirs. Les deux hommes n’ont guère envie de bavarder. Zweig se laisse bientôt absorber dans la contemplation du superbe paysage qui défile une dernière fois, pense-t-il.
On pourrait le croire, avec ses airs de grand bourgeois bénéficiant de tous les privilèges, y compris ceux de la gloire – le contrôleur et les passagers le reconnaissent –, au départ d’une de ces tournées de conférences dont il est coutumier, où il sera fêté et applaudi. Son visage ne montre en rien cette allégresse qu’il a au moment de partir, cet enthousiasme intérieur à l’idée d’aller porter sur la vaste planète le message d’amitié qui est le sien depuis tant d’années. Son visage exprime l’inquiétude. Et ses yeux sombres, rêveurs et doux ne peuvent se détacher du spectacle des Alpes bavaroises. L’homme a perdu son sourire. Il part pour Londres mais, en réalité, se demande où il va. Une question le hante : reverra-t-il son pays ?
Rien, dans sa vie confortable, ne le prédisposait à se poser un jour cette question. Né en Autriche, il était sûr d’y mourir aussi. Un mystérieux pacte s’est subitement rompu entre lui et cet ancien empire, dont les belles vallées et les montagnes familières s’effacent derrière lui, dans la fumée et les secousses du train. Il a cru y être chez lui, il a cédé au mirage de son bonheur. Des signes avant-coureurs l’ont alerté, il a senti qu’on commençait à le regarder comme un étranger. La belle harmonie qui unissait les gens, les paysages, la musique, les amitiés, les plaisirs, s’est soudain désaccordée. Il a beau réfléchir, analyser l’enchaînement des causes, quelque chose lui échappe que lui, homme tellement intelligent, ne comprend pas. Mais peut-on comprendre l’hostilité dont on est l’objet ? Cette hostilité qui n’est justifiée par rien et qui nie votre existence comme individu, pour vous inclure dans le rejet d’une origine.
L’hostilité ? N’est-elle pas le commencement de la haine ? Ce sentiment et tout ce qui en ressortit – le fanatisme, le sectarisme, le nationalisme, ces -ismes fauteurs de guerre et de sang –, il les a combattus de toute l’énergie dont il était capable. Convaincu que la civilisation et les progrès de la culture seraient assez forts pour les conjurer, il s’est dépensé sans compter pour faire connaître les livres qu’il admire, persuadé qu’ils seraient les phares de l’avenir. A ses amis, à ses lecteurs, à son public, il n’a cessé de répéter que la politique est un mal, que seuls la littérature et les arts, générateurs de dialogue et de paix, devaient les guider. Mais il s’est trompé. La haine, il en a l’amer pressentiment, va triompher. Ainsi qu’il l’a écrit à Franz Masereel, le 15 avril 1933, « la démonstration est là que nous avons fait fausse route, et que peut-être la moitié, voire la totalité de notre effort, a été vaine ». Il part en vaincu, amer comme Erasme qui voyait ses compatriotes préférer à ses messages de paix les discours belliqueux de Luther. Le pire, se dit-il, est devant lui, bien au-delà des paysages qu’il traverse et dont l’image sereine se grave dans sa mémoire, y creusant une blessure profonde : reviendra-t-il jamais ?
Son départ en février 1934 n’est pas un simple épisode dans une vie toute en voyages et en péripéties. Il prend, à la lueur de l’actualité, une dimension tragique. Lorsque Stefan Zweig quitte l’Autriche cette année-là, il n’est ni banni, ni proscrit, ni même en danger. C’est volontairement qu’il s’en va, contre l’avis des siens qui ne saisissent pas le sens de son départ ni sa prémonition. Derrière lui, tandis que le train franchit la frontière, s’éloigne son pays. Il y laisse sa famille : sa mère, sa femme. Il y laisse ses amis, pour la plupart des écrivains, des journalistes, des gens de théâtre. Il y laisse sa maison sur l’une des collines de Salzbourg où le ramenaient toujours ses expéditions aux quatre coins du monde, et les trésors qu’il y a accumulés : une bibliothèque de plus de dix mille volumes, des tableaux et une prodigieuse collection d’autographes et de manuscrits. Stefan Zweig s’en va, parce que ce
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