Stefan Zweig
droit, de libre circulation est suspendue en Allemagne et il ne faudra pas longtemps pour que nous ayons en Autriche le même destin, lui dit-il dans sa lettre. Ce que l’on va faire alors n’est pas clair, j’ai la plus forte aversion pour l’idée d’émigrer et ne le ferai qu’en cas d’extrême nécessité, car je sais que toute émigration répond à une nécessité, on fait de ceux qui restent au pays des otages et on leur rend l’existence plus difficile. »
Ce qui le tracasse tout particulièrement, tandis que le nazisme prend un foudroyant essor en Allemagne et que sa philosophie militariste et raciste se répand dans le vieil empire autrichien, c’est de ne pouvoir travailler comme il aime, dans la quiétude et la concentration. Il peine à s’abstraire de l’atmosphère hostile et explosive qui est devenue celle de son pays. La fièvre antisémite croît chaque jour davantage, à Vienne et même en province dans son cher Salzbourg. Zweig voit des gens feindre de ne pas le reconnaître, qui, pour ne pas se compromettre, préfèrent ne plus le saluer dans la rue. Qu’est-ce donc qui a changé dans le regard des autres, sa propre image, ou son reflet ? Serait-il devenu un pestiféré ? Ecrire, son refuge, devient un pari difficile, sous le poids de la haine quo tidienne, des menaces et des tensions qui s’amassent autour de lui comme de lourds nuages. Il ne veut pas encore accepter la vérité ni reconnaître dans sa propre histoire les stigmates qui le condamnent aux yeux de ses compatriotes autrichiens.
Le 12 février 1934, il est à Vienne quand le chancelier Dollfuss brise dans le sang, avec l’aide de la Heimwehr, la révolte des milices ouvrières dans la banlieue rouge de Linz. Zweig, comme bon nombre de Viennois, ne se rend compte de rien. Il n’entend ni les cris ni la mitraille. Les trains sont suspendus quelques jours, et ce n’est qu’en arrivant à Salzbourg qu’il peut lire dans les journaux français et anglais le récit tragique des événements. Tandis qu’il était à l’opéra, des hommes étaient tués. Il n’a rien vu, ni même rien deviné. A peine rentré chez lui, et s’étant couché tard, il est réveillé très tôt le lendemain matin, par quatre policiers en civil, munis d’un mandat de perquisition. Ordre de la Heimwehr. Ils fouillent la maison de fond en comble, de la cuisine aux chambres, prétendant que Zweig cache des armes qui appartiennent au Schutzbund, la Ligue républicaine, dont des milliers de partisans viennent de mourir ces derniers jours à Vienne. Bien sûr, les policiers ne trouvent rien. Ils confisquent à Zweig son pistolet de la Grande Guerre, qui n’a jamais servi. Friderike a beau tenter de le calmer et de le rassurer – les policiers sont repartis, pourquoi reviendraient-ils ? –, Zweig furibond bondit sur ses valises et en un tour de main, emballe manuscrits, notes et livres de première urgence, quelques costumes et du linge. C’est décidé, il part. Il quitte cette ville maudite où l’on ne peut être libre, et ce pays en danger où se précise l’ombre haïssable de la dictature. Ce qu’il avait si longtemps repoussé avec crainte, cette idée d’un départ qui le tourmentait, et avec laquelle il tergiversait, remettant chaque jour au lendemain son inéluctabilité, il l’adopte immédiatement, la visite de la Heimwehr l’éclaire tout à coup. Il ne peut concevoir de vivre dans une province qui porte atteinte aux droits les plus simples de l’individu. Symbole du lieu qu’il habite, il décroche du mur de sa chambre le dessin du roi Jean, par William Blake, qui a toujours orné sa résidence, à Vienne comme à Salzbourg. Il l’emporte dans sa valise. Avec sa barbe et sa couronne, ses yeux noirs, exorbités, le roi déchu, spolié de son royaume, lui tiendra compagnie dans son voyage, et marquera de sa présence fidèle et protectrice son futur point de chute.
Quelques heures plus tard, il est dans le train, à destination de Londres. Pourquoi Londres ? Officiellement, parce qu’il veut écrire une biographie de Marie Stuart et qu’il a besoin de travailler à la British Library. Officieusement, parce que l’Autriche vient de le trahir et qu’il pressent pour son pays l’avenir le plus sombre et le plus inquiétant. Friderike le rejoindra plus tard.
Gare de Salzbourg, février 1934
Gare de Salzbourg, février 1934 : Stefan Zweig prend place dans un compartiment de première
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