Stefan Zweig
Les gens peuvent le critiquer, le railler, le maudire, il passe, en paix avec lui-même, avec sa conscience. C’est le seul argument qui compte. Tant pis si Strauss est entaché de sympathie pour l’ennemi, Zweig ne peut rayer d’un trait le souvenir très vif du travail qu’ils ont accompli ensemble et ensemble mené à bien. L’admiration sincère pour l’artiste contrebalance largement son dégoût des circonstances. Et puis cette péripétie, qui le met en travers du chemin de Hitler, en soulevant des difficultés inattendues, ne lui déplaît pas. « Je jouissais en secret, avouera-t-il en pensant aux hommes du chancelier, et au chancelier lui-même, de leur immense embarras et du douloureux casse-tête que je leur offrais ! »
Son silence répond à l’hostilité. C’est sa manière de préserver sa propre vérité. Celle qu’il s’est forgée en conscience et avec loyauté. Les discours politiques, les décisions catégoriques sont pour d’autres que lui. La Femme silencieuse sera représentée pour la première fois, le 24 juin 1935, au Staatstheater de Dresde, devant des ministres et des généraux de Hitler, qu’entoure un nombre impressionnant d’uniformes étincelants. La salle applaudit l’œuvre à tout rompre, « frei nach Ben Jonson von Stefan Zweig » (librement adaptée de Ben Jonson par Stefan Zweig) ainsi que le stipule l’affiche en caractères gothiques. Karl Böhm dirige l’orchestre. Friedrich Plascht tient le rôle de Sir Morosus, Helene Jung est sa principale partenaire. Le lendemain, peu de critiques allemands, gênés de prononcer le nom de Zweig, évoquent la qualité du livret, rares sont ceux qui profitent de l’occasion pour lui adresser d’ultimes louanges. Il sera heureusement à Londres, ayant quitté l’Autriche depuis un an déjà. La carrière de l’opéra ne sera que de courte durée : Hitler, malgré son amour pour Strauss, prendra en grippe cette « œuvre juive » et, sous le prétexte d’une lettre de Strauss à Zweig surprise par la censure, où le compositeur parle en termes peu flatteurs d’un régime qu’il n’a rallié que par intérêt, la fera interdire. La Femme silencieuse n’aura, en tout et pour tout, que trois représentations. A la fin de la première, en juin 1935, Strauss, venu saluer sur scène et recevoir l’ovation du public, puis s’étant rendu à l’hôtel de ville pour y entendre les discours des militaires, aura par trois fois, exprimé son zèle, le bras droit en avant, à celui qui est devenu le Führer du III e Reich : Sieg Heil ! Sieg Heil ! Sieg Heil !
Parvenu outre-Manche, on devine le malaise que provoque l’écho sinistre de cette voix.
« Homo pro se »
De Paris, son ami Joseph Roth, indigné que Zweig puisse, par son silence, se compromettre avec les fascistes allemands, lui écrit avec beaucoup de franchise, le 7 novembre 1933 : « Tout vient de votre attitude hésitante. Tout le mal. Tous les malentendus. […] Vous êtes en danger de perdre le crédit moral du monde et de ne rien gagner avec le III e Reich. » Il sait bien que Zweig n’éprouve aucun respect pour ce régime maudit, qu’il a horreur des despotes et de leurs diktats, et ne peut évidemment tolérer le programme raciste de Hitler. Il vient le supplier de quitter sa réserve, de descendre de sa tour d’ivoire et de se prononcer enfin, haut et clair, contre. Contre le nazisme, contre le Führer, et contre la nouvelle Allemagne que les nazis veulent imposer au monde. Ses lecteurs, ses amis sont impatients de l’entendre. Son silence est ambigu, et porte à interprétation. « D’un point de vue moral, écrit Joseph Roth à Stefan Zweig, vous reniez un passé de trente ans. Pour quoi ? Pour qui ? Pour un ami d’affaires. Un homme brave, borné, voilà le mieux qu’on puisse dire de lui. » Il désigne Richard Strauss. Quelque artiste qu’il soit – et Roth s’abstient de le mentionner comme tel –, il n’est rien d’autre, prétend-il, qu’un homme assez médiocre en effet pour se laisser manipuler. Zweig doit marquer son opposition. S’il place l’art au-dessus de la politique, Roth lui rappelle les devoirs moraux de l’artiste. Le génie ne fait pas exception : tout homme doit pouvoir répondre en toute conscience aux problèmes de son époque, fussent-ils de cette catégorie que Zweig déteste, c’est-à-dire politiques.
Pour le convaincre, il en appelle à ce qui est chez eux
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