Stefan Zweig
l’appelait naguère le Salzbourgeois volant, « je vis sur une branche vacillante », dit-il le 30 janvier 1935, ajoutant qu’il n’a « aucun talent pour l’émigration », mais qu’il ressent « presque comme une chance d’avoir été propulsé hors de ma confortable sécurité ». Avec Lotte et le réconfort de ses livres, saura-t-il s’élancer vers la nouvelle vie qu’il espère ?
Trop de fils l’attachent à l’Autriche, qui sont autant de liens vivants et autant de remords. Il ne peut pas oublier ceux qui restent. Ceux qui sont aveugles et sourds aux événements. Comment être indifférent à leur sort ?
Brésil !
« Saisir toutes les chances qui s’offrent à nous, qui sait si nous ne serons pas tous gazés d’ici quelques années ? », écrit-il incroyablement à l’écrivain Carl Seelig, le 23 mai 1936. Cédant à l’appel du large et désireux de mettre l’océan entre l’Europe malade et lui-même qui ne cesse d’annoncer sa fin, répondant à l’invitation de ses amis argentins et brésiliens, il accepte d’aller prononcer une série de conférences sur la culture et la littérature, sur l’art et l’Atlantide de ses amours, à Buenos Aires et Rio de Janeiro. En janvier, il a fêté de loin l’anniversaire de Romain Rolland : à soixante-dix ans, l’écrivain qui fut le phare de sa maturité, l’a déçu. Leurs chemins divergent désormais, ils ne sont plus d’accord sur l’essentiel. Aux convictions communistes de Rolland, à son engagement, Zweig continue d’opposer sa liberté. Il refuse les étiquettes, et celle que Rolland brandit avec tant de flamme le rebute ; au lieu de le convaincre, elle l’éloigne. Leur dernière entrevue, chez Rolland, à Villeneuve, en septembre 1935, a sonné comme un adieu. Zweig a écrit un article, Dank an Romain Rolland (Merci à R.R.), tout à la louange de son ancien maître, mais empreint d’une incurable nostalgie, dans le Pester Lloyd , équivalent à Londres de la Neue Freie Presse en exil. Mais il a refusé de participer aux festivités que Jean-Richard Bloch et Franz Masereel organisaient en France. Il s’est contenté d’envoyer un chèque pour contribuer aux dépenses de ce happy birthday , qui est pour lui aussi triste qu’un enterrement. Que l’ami franco-allemand, le plus sensible et le plus fin des poètes puisse s’égarer dans les sphères dangereuses de la politique marxiste-léniniste, le peine et l’inquiète profondément. En qui croire et sur qui s’appuyer, si le meilleur déserte, abdiquant l’humanisme pour les clairons du fanatisme ?
Au mois de mai, paraît, publié en allemand chez Reichner à Vienne, son Castellion contre Calvin , portrait d’un « fanatique de l’anti-fanatisme », ainsi qu’il le définit lui-même, et éloge de ce pacifisme rebelle et actif, qu’il a tant de mal à faire accepter à ses proches. Le 3 du même mois, il a souhaité à Freud, dans les pages du Sunday Dispatch , un bon anniversaire : quatre-vingts ans, et toujours en Autriche. Le message qu’il lui adresse depuis Londres souligne la merveilleuse humanité de l’homme, « his wonderful humanity », et l’intransigeance du savant : nul mensonge n’est possible, écrit Zweig, devant le clair regard de Freud, qui juge toutes choses, sans préjugés, au crible d’une vérité profonde. Il rend hommage à son courage, à une intégrité que la célébrité n’a pas entamée, et surtout à une égalité d’âme qui est, à ses yeux, le plus sûr exemple de cette qualité humaine insurpassable : la tolérance, le respect de la vie et de la souffrance chez chacun d’entre nous. He has gone his way erect and determined , a écrit Zweig, and always only his own way (il a toujours suivi sa propre route, en ligne droite, et seulement sa route). Les grands hommes ne valent que par et pour l’exemple. Malgré l’âge et la maladie qui l’accablent, et malgré l’atmosphère déliquescente de leur patrie, Freud a répondu avec esprit à Zweig : « J’envisage avec une sorte de nostalgie le passage au néant », lui a écrit ce grand agnostique. C’est avec humour qu’il a relevé ce fait qu’il est lui-même, de tous les grands hommes auxquels Zweig a consacré des livres, « sûrement pas le plus intéressant, mais cependant le seul vivant ». Lui adressant son « affectueuse gratitude », il ajoute que « pour le biographe comme pour le psychanalyste, il y a
Weitere Kostenlose Bücher