Stefan Zweig
des phénomènes que l’on qualifie de transferts ». Qui, mieux que Freud, pourrait savoir que Zweig a besoin d’un père ? Un modèle à admirer, à imiter, et que, l’âge venant avec les orages, il ne peut trouver que dans le passé.
Un voyage pour s’arracher à ses souvenirs, à ses soucis multiples. S’offrant une parenthèse sous des cieux plus cléments, Zweig quitte l’Europe en août 1936, à un moment crucial : la guerre d’Espagne éclate, il est aux premières loges, lors de l’escale de son paquebot, l’ Alcantara , à Vigo. Tandis que le palace flottant s’éloigne des côtes, les drapeaux franquistes sont hissés aux vergues. Il sait que la violence est à l’œuvre et que la paix vit ses derniers jours.
Au Brésil, où Zweig accoste à l’aube du 21 août, le soleil se lève sur les îles vertes ou rocheuses qui surgissent de la brume matinale, puis le Corcovado surmonté de sa croix et le Pain de Sucre surgissent comme des monolithes et « adossée à eux, dans la courbure merveilleuse de la baie, la ville toujours recommencée » de Rio de Janeiro. Il est émerveillé. « Inoubliable, le premier coup d’œil », note-t-il dans son journal. Il observe les couleurs, les parfums, c’est un coup de foudre entre le Brésil et lui. « On ne peut rien imaginer de plus beau que cette ville qui se déploie comme un ravissant éventail. » Il n’est pas encore remis de son émotion quand il débarque parmi la foule, dans un déchaînement d’enthousiasme. Une horde de journalistes et de photographes se précipite vers lui, et ne le quittera plus de tout son séjour. Le Brésil l’accueille comme un chef d’Etat. Sur le quai, le ministre des Affaires étrangères en personne, Macedo Soares, et un délégué de l’ambassade d’Autriche l’attendent pour le conduire au Copacabana Palace, le plus bel hôtel de Rio. D’innombrables gerbes de fleurs décorent la suite de quatre pièces qu’on lui a réservée, dont la terrasse donne directement sur la plage, « au sable épais et moelleux, baignée par la lueur verte de la mer », écrit-il le soir même. Le gouvernement a mis à sa disposition une limousine et un chauffeur ainsi qu’un accompagnateur, du nom de Jaime Charmont, gentilhomme brésilien, issu d’une des plus anciennes familles et « d’une culture extraordinaire », dit Zweig, « aristocrate jusqu’au bout des ongles », qui lui servira de guide pendant son voyage. L’attaché culturel autrichien se met également à son service. Stefan Zweig écrit à Lotte et à Friderike qu’il n’a « jamais vu un paysage aussi enchanteur, c’est à en tomber dans le lyrisme », et qu’il craint de ne pouvoir goûter comme elles le méritent les splendeurs de la ville. Son souhait le plus cher, leur dit-il, aurait été de rester des heures sur la terrasse à rêver devant la mer, mais le programme qu’on lui a préparé ne lui en laisse pas le temps. Il a eu raison d’apporter frac et jaquette, cravates et souliers vernis : les Brésiliens lui ont concocté une succession de cocktails, de déjeuners et de fêtes. Il est emporté dans un tel tourbillon qu’il n’a bientôt plus le loisir de penser à rien d’autre qu’au texte de ses conférences ou à recharger d’encre son stylo qu’épuisent les mille et une signatures qu’il doit accorder à ses lecteurs venus le rencontrer et l’applaudir en force.
Au Brésil, Zweig est non seulement un écrivain illustre, mais l’un des fleurons les plus lus de la littérature européenne. Son éditeur, Abrão Koogan pour Guanabara, détenteur des droits exclusifs de son œuvre depuis 1932, n’est pas peu fier de lui faire les honneurs de son public. Zweig est aussitôt conquis. Comment ne le serait-il pas, devant tant de gentillesse et le déploiement de tant de charme ? Reçu par le président de la République, Getulio Vargas, hôte du Jockey Club, de l’Institut national de musique et de l’Académie des lettres, du Pen Club du Brésil, et de quelques représentants d’illustres familles, il voit un luxueux tapis rouge se dérouler sous ses pas. Les gens les moins accessibles au commun des mortels veulent lui rendre hommage, tandis que les lecteurs anonymes se bousculent pour obtenir des places dans les théâtres ou dans les cercles où il vient parler. Il prend conscience de la diffusion extraordinaire de ses livres. Son message de tolérance trouve ici, à des milliers de lieues de
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