Stefan Zweig
en décembre 1935, et même encore en janvier 1936, on peut le voir sur la Promenade des Anglais, il demeure à l’hôtel Westminster face à la fameuse baie des Anges. Friderike y séjourne quelque temps avec lui, mais Lotte est également présente, discrète, et tenant avec componction son rôle de secrétaire, au concert, au restaurant ou aux excursions sur la Corniche. Mais un jour, entrant à l’improviste dans la chambre de Zweig, Friderike surprend son mari et Lotte enlacés. Si elle doutait encore de la nature de leurs relations – car Zweig a pris grand soin de dissimuler ses sentiments en public –, le doute pour elle est effacé.
Lotte doit exister dans l’ombre : Zweig la laisse à l’hôtel quand il rencontre ses amis et même à Jules Romains, qui commence une nouvelle vie avec sa très jeune femme, et a entamé avec son épouse une procédure de divorce, il cache longtemps la vérité. Officiellement, jusque dans le cercle des intimes, Lotte n’est qu’une avenante secrétaire, rien de plus. Friderike, en décembre 1934, à l’occasion de sa découverte, obtient qu’elle s’éloigne. Zweig y consent à contrecœur. En fait, il va balancer pendant plus de quatre ans entre les deux femmes, et ne prendra de décision que sous la pression d’événements extérieurs, indépendants de sa volonté. Il aime Lotte, il lui est attaché comme à une nouvelle source de vie. Il a besoin de sa jeunesse, de sa dévotion et de son sourire triste. Mais il éprouve du remords à trahir Friderike, sa fidélité, ses conseils, l’âge venant. Lorsque Lotte quitte Nice, sur ordre de Friderike, et va habiter un petit hôtel, dans un village des Alpilles, elle écrit à Zweig une lettre désolée qui est à son image, toute de douceur persé cutée : « Je voudrais te dire une fois encore combien je t’aime […] j’étais si heureuse de pouvoir rester avec toi pendant ce séjour à Nice […] je voudrais que tu puisses être ici, que nous y soyons ensemble. » Zweig, dépité et abattu, remet la lettre à Friderike, comme si elle seule était responsable du malheur de la jeune fille.
Une autre force agit sur lui, à l’inverse de la première. Elle le pousse à fuir son univers familier et à chercher ailleurs, le plus loin possible, des raisons de vivre. Son départ de Salzbourg, en bouleversant ses habitudes, l’a rendu plus vulnérable, mais a développé en lui, ainsi qu’il l’écrit à Romain Rolland, une soif de rajeunissement et de conquêtes spirituelles. « C’est parfois une bonne chose, pour un vieil homme comme moi, qu’un grand choc vous arrache à une voie toute tracée. » Il n’a pas encore cinquante-cinq ans. En janvier 1935, répondant à une invitation pressante de son éditeur à une tournée de conférences en Amérique du Nord, il embarque, sans femmes, à Villefranche, en compagnie de Cholem Ash et de Toscanini sur le Conte di Savoia , qui les dépose à New York le 17 janvier. Il y demeure jusqu’au 30 du même mois, débordé par les mondanités, les séances de signatures, les interviews et les conférences. L’Amérique du Nord, en particulier New York, avec ses rues à angle droit, ses buildings, sa vie trépidante, son absence (tragique pour un Autrichien) de cafés où s’attabler en toute tranquillité, est aux antipodes de son univers. En touriste appliqué, il ne s’épargne aucun des monuments de la ville, arpente Manhattan, comme chaque fois qu’il arrive dans un lieu inconnu, de long en large, infatigablement. Ce qu’il aime à New York, hormis le froid coupant et l’air de cristal, le Rockfeller Center et la statue de la Liberté, c’est « la cohésion des races », le mélange vertigineux de cultures si variées, si différentes, et qui tentent de cohabiter. « Ce voyage m’a apporté un enrichissement intérieur, écrit-il dans son journal, au moment de repartir, même s’il n’a pu dénouer la crise aiguë où je me débats, tant sur le plan artistique que personnel. » Il n’a pas envie, ajoute-t-il, de revenir en Amérique, qui est trop moderne et trop peu enracinée encore, mais il lui est reconnaissant, elle lui a rendu un peu de son énergie perdue. Sa foi dans la vie et dans le progrès est contagieuse. Pour un homme vieillissant et fatigué, c’est un médicament puissant. Il en constate lui-même les effets roboratifs : Marie Stuart achevé, il décide d’entreprendre un Castellion , portrait d’un autre
Weitere Kostenlose Bücher