Stefan Zweig
Erasme, aux prises, lui, avec Calvin. Retour sur l’Europe, par le moins banal des détours. En vérité, Zweig, même quand il voyage, revient toujours à ses démons : la figure de l’humaniste, qui lutte contre le fanatisme de son temps pour garder sa liberté de penser et d’agir, continue de le hanter. Il n’en a pas fini avec sa déchirure.
Poussé par la curiosité, et par un besoin vital d’élargir l’horizon qu’il voit se rétrécir, sous la masse des noirs nuages qui montent depuis l’Allemagne, il écrit à Joseph Roth qu’il voudrait « faire encore une fois le tour du monde avant qu’il ne s’écroule ». Mais la force centrifuge est la plus essentielle en lui : elle l’appelle à revenir sans cesse sur sa blessure, au chevet d’une Europe qu’il voit agoniser. Sébastien Castellion – ou Chateillon – (1515-1563), traducteur de la Bible en français et en latin, et auteur d’un De haereticis , traité sur la tolérance, le confirme dans sa certitude que l’homme doit penser et agir dans la solitude et l’intégrité de sa conscience. Rentré à Londres, où « personne ne pense à la guerre », sauf lui évidemment, et où tous poursuivent le mirage insulaire de la paix, il s’applique à ressembler aux Anglais. Leur sang-froid et leur sublime indifférence aux lointains problèmes du continent l’aident à vivre : « Ils n’ont qu’une idée en tête, écrit-il à Friderike qui est à Salzbourg, à propos de ces étranges Britanniques : to keep out , et c’est aussi ce que je fais à ma manière, comme écrivain. »
To keep out , rester en dehors, ne pas se mêler des problèmes des autres. C’est l’attitude de Zweig, comme ce fut celle d’Erasme et de Castellion au siècle de fer de la Réforme. Ses amis continuent de la lui reprocher. Roth, notamment, furieux qu’il garde ses distances, l’appelle « Zweig dans son cocon de soie ». Or, le seul cocon que Zweig se donne – et Roth le sait bien qui lui doit tant – est le travail : « la seule chose supportable en une époque aussi odieuse ». Ecrire n’est pas pour lui une fuite, mais une manière de revenir aux problèmes, précisément, une réflexion sur lui-même et sur ses contemporains, à travers le prisme de l’Histoire, qui répète impitoyable les mêmes erreurs et les mêmes crimes. Comment y échapper ? Comment keep out sans abandonner dans la peine les aveugles et les sourds, ceux qui dans sa propre famille, parents ou amis, ne voient rien, n’entendent rien, en dépit de ses cris d’alarme, et qu’il voudrait protéger contre le raz de marée qui s’annonce ? Il a l’impression de rabâcher en vain. A Friderike, qui s’exaspère de ce qu’elle appelle son obsession du malheur, et qui n’a nulle intuition de la catastrophe, il écrit, le 10 octobre 1935, qu’il est « écrasé par la situation qui empire à vue d’œil » : « Je vois, hélas, les événements à l’avance, trop peut-être, c’est mon défaut, mais je n’y peux rien changer. » Il lui recommande encore une fois, en vain, « la clarté sur l’essentiel ».
Sourde à ses objurgations, elle ne met aucun zèle à s’acquitter de la vente de la maison du Kapuzinerberg et Zweig s’en impatiente. Elle a quelques excuses à cela : d’une part, la vieille bâtisse, tout en haut d’un chemin escarpé, impraticable en voiture, décourage les acquéreurs. D’autre part, la chute des prix de l’immobilier, dans le contexte général d’incertitude, et le fait particulier que son propriétaire est juif suscitent des offres insignifiantes. Zweig, de retour de New York, en route pour Zurich où il doit effectuer des recherches pour son Castellion , s’arrête à Salzbourg pour faire le tri des papiers et organiser la vente d’une partie de sa collection de manuscrits. Elle aura lieu en avril 1936. Se séparer de tant de précieux souvenirs n’est même plus pour lui un déchirement : le provisoire marque de son sceau sa nouvelle vie. « Recommencer au lieu de continuer », a-t-il écrit à Romain Rolland, le 22 août 1935. Détaché de sa demeure et de ses biens, détaché de l’Autriche, détaché des rites et des habitudes de son ancienne existence, il entend vivre avec le plus léger bagage, et « posséder, ainsi qu’il l’écrit à Rolland, l’art d’abandonner, sans attachement sentimental, une grande partie de son passé derrière soi ». A Hermann Hesse, qui
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