Stefan Zweig
vient d’arriver de Paris, Georges Duhamel et Emil Ludwig qui ont fait le voyage avec lui depuis Rio, sur le Royal Mail Liner , et Paul Zech – poète et romancier allemand, auteur de Pastels et de Je suis toi – qui vit en exil en Argentine depuis 1934, le réconforte, sans le convaincre du résultat de leurs efforts. Romains et Duhamel se livrent une bataille pour la conquête de la présidence internationale du Pen Club, tandis que Zweig, jouant les diplomates, tâche de ramener entre eux un peu de fraternité. L’enjeu dérisoire de ce conflit entre deux vieux amis lui évoque ironiquement le contexte historique et les dérapages politiques auxquels l’Europe s’abandonne. Décidément, ce congrès le replonge dans ses soucis mortels, le rappelle à l’amertume et même au désespoir. Tandis que le Brésil, cet étonnant mirage, avait su l’arracher à ses visions morbides, l’Argentine le renvoie à ses affres. Le voyage ne serait-il qu’un leurre, les promesses de paix qu’une hallucination ?
Alfredo Cahn, son traducteur et son ami, lui propose un nouveau sujet de biographie : ne voudrait-il pas écrire un San Martin ? Le gouvernement argentin le lui demande, il en serait si fier ! Mais Zweig refuse, laissant à Emil Ludwig le soin de l’écrire à sa place. Ce ne sont pas les héros vainqueurs qui l’intéressent, dit-il à Cahn, mais les héros vaincus. Il n’a pas le cœur d’écrire la vie d’un conquérant, de la trempe cruelle et sans pitié des conquistadores. Tant pis s’il doit fâcher ses amis argentins. Il a d’autres projets, et notamment un Magellan . Le portrait d’un découvreur de mondes, secret, fermé sur lui-même, un génie de la volonté et du courage, mort sans triomphe avant d’avoir pu savourer sa victoire. Son œuvre, comme celle d’Erasme, ne sera connue que de la postérité.
L’été 1936 a passé, l’automne approche, Zweig songe avec tristesse à sa patrie lointaine contre laquelle grondent avec une hargne mal contenue les troupes du Führer du Reich. L’Italie s’apprête à basculer dans le mauvais camp, et de jeunes Allemands, casqués, bottés viennent prêter main-forte en Espagne aux légions d’un autre conquistador. Lorsque l’ Almanzora aborde à Southampton le 6 octobre, le sourire de Friderike qui a tenu à venir accueillir son mari sur le quai, et plus tard la douceur retrouvée de Lotte, ne peuvent rien pour lui redonner confiance. A Paul Zech, au moment de quitter Buenos Aires, il a avoué son malaise et s’est comparé à « un homme qui passe ses nuits dans un cimetière, sur la tombe de sa femme disparue ». Il compte les semaines, il compte les jours qui passent, dans l’attente exaspérée de ce qui doit advenir.
Sa colère va trouver en Friderike un exutoire. Elle est venue à Londres apporter des meubles, des livres, des tableaux, pour installer son appartement de Hallam Street, mais la maison de Salzbourg n’est toujours pas vendue. Il lui reproche de faire traîner les négociations et s’emporte contre ce qu’il appelle méchamment son « complexe de Salzbourg » : elle ne veut pas quitter son pays. Il lui demande de rentrer régler les problèmes une fois pour toutes, et de considérer son propre départ comme définitif. Malgré ses prières, il n’a toujours pas renoncé à Lotte, qui sort de l’ombre et reprend près de lui sa place, de plus en plus visible. Il l’a présentée à Joseph Roth, lors d’un précédent séjour à Ostende, elle va bientôt connaître tous ses amis. Elle l’accompagnera sans plus se cacher désormais à Naples et à Milan en février 1937, où il met le point final au livre conçu en Amérique du Sud, sur lequel il aurait aimé achever lui aussi son tour du monde, mais qui n’est qu’une escale dans une vie de périples, Magellan .
Sombre destin que celui du grand navigateur portugais, mésestimé dans son pays natal et obligé de vendre à l’Espagne son projet de découvrir une route rapide vers l’Orient. Il endura souffrances et trahisons, connut comme tout génie le doute et la solitude, et ne fut aucunement récompensé du service considérable qu’il rendit à l’humanité. Il mourut pendant son voyage, percé de flèches, et ni ses amis ni sa famille ne tirèrent le moindre profit de ses efforts grandioses. Ainsi que le souligne Zweig, qui n’a pas choisi inconsidérément ce héros malheureux, « tous ceux qui se sont fiés à lui l’ont
Weitere Kostenlose Bücher