Stefan Zweig
chez lui, des cœurs pour l’entendre et le comprendre. Au terme de sa conférence sur L’Unité spirituelle du monde , la salle tout entière se lève pour l’ovationner. Timide et réservé de nature, il en est affreusement gêné, mais éprouve pour ce public la plus grande gratitude. Serait-il moins seul qu’il ne le croyait. De l’Ancien au Nouveau Monde, dit Zweig, il est des valeurs qui ne doivent pas périr, et qui devraient survivre aux tendances éternelles de l’homme à l’autodestruction. Sa silhouette élégante et stricte de gentilhomme bien élevé, et son accent chantant, empreint de la nostalgie autrichienne, ont mobilisé les foules, le temps d’un bref voyage, intermède avant l’Apocalypse.
« La beauté, les couleurs, la splendeur de Rio sont indescriptibles », écrit-il à Friderike. L’absence de tout problème racial dans une population aussi mélangée en fait un paradis sur terre. Il visite une plantation de café, une autre d’orchidées, des usines et l’Institut des reptiles. Les réceptions, le soir, sont somptueuses. Le pays n’est pas seulement « le plus ensorcelant qui existe sur terre », c’est « un pays fait pour moi », qu’il définit ainsi, en accord avec ses goûts : « un café sublime, les cigares les plus savoureux, les femmes les plus fascinantes, le paysage le plus splendide ». On l’emmène à São Paulo, où l’accompagne en personne le ministre des Affaires étrangères et où l’attendent tous les notables de la ville. Il ne s’y attarde pas, préférant les splendeurs de Rio à cette métropole « à l’organisation prodigieuse ». Quelques jours plus tôt, il a découvert Petropolis, l’ancienne résidence d’été des empereurs du Brésil, à une trentaine de kilomètres sur les hauteurs de Rio. Là encore, il s’exclame être devant « le plus beau paysage que j’aie jamais vu ». La randonnée pour parvenir à cette élégante cité, où les quartiers portent les noms de provinces allemandes, lui évoque irrésistiblement le Semmering, région montagneuse au sud de Vienne, où il a planté le décor de plusieurs nouvelles, notamment Brûlant secret. Cassandre comme à son habitude, sous le choc d’une intuition fulgurante, il écrit au retour à un ami : « Une chose est sûre, ce n’est pas la dernière fois que je viens ici. » Les excursions aux îles Paqueta et Brocoio, les balades nocturnes dans la Mange, le quartier des femmes, la feijoada et les airs de la musique brésilienne, les rythmes chaloupés, sensuels des danseuses noires se gravent dans sa mémoire. Le charme du Brésil s’est inscrit en lui. Il reviendra.
Magellan
En comparaison, l’Argentine par laquelle il conclut son voyage sud-américain après une brève escale à Montevideo, le laisse plutôt froid. « Buenos Aires est d’une beauté ennuyeuse, écrit-il à Friderike, début septembre, comparable en rien, même en rêve, avec le sublime Rio dont je suis tombé amoureux. » Le décor l’agace, il n’en saisit pas le charme, « la vie à Buenos Aires, résume-t-il, c’est la vie à Birmingham ou à Gênes, tableaux et palais en moins ». Bien que ses livres y soient également traduits et largement diffusés, il n’y est plus le héros de la fête, le surhomme de lettres, et il s’y est laissé entraîner dans ce qu’il aime le moins au monde, un congrès. Aussi l’air de la métropole argentine lui apparaît-il étouffant et même confiné. Quant au pays, dont il ne verra pas grand-chose, il l’appelle par dérision la Penargentine : il aura surtout goûté les séances du Pen Club international qui y a élu son siège cette année-là. Alors qu’au Brésil, il s’est répandu en déclarations, conférences, entretiens et débats, à Buenos Aires il s’est juré de garder le silence. Il laisse les congressistes discourir, se livrer aux querelles de fond et de forme, et assiste sans mot dire aux débats, traduits en trois langues, qui lui suggèrent cette image : le Pen Club, c’est l’école Berlitz. « Le congrès est d’un ennui mortel », écrit-il à Friderike, le 12 septembre. Fascistes et antifascistes, s’opposant verbalement, ne raniment pas sa flamme. Il ne croit pas à la portée de cette réunion : « Si la parole avait quelque pouvoir, dit-il, il se serait passé ici une foule de choses, car on n’a voté que des motions de paix. » La présence de ses amis, Jules Romains surtout, qui
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