Stefan Zweig
de toutes conditions s’attarder dans ces établissements, qu’il n’en tire aucun sentiment de culpabilité. Ses amis étudiants font comme lui. Autour d’une même table, dans la fumée des innombrables cigarettes et des breuvages chauds, leur cercle de dilettantes, passionnément épris de littérature et de poésie, échange des impressions de lecture et de premiers essais personnels.
Le 12 juillet 1900, date capitale pour Zweig, il passe son baccalauréat. En morale, la première des matières requises, il obtient la mention entsprechend , l’équivalent de bien. En religion et en latin befriedigend, ou satisfaisant, c’est-à-dire moyen – à l’époque, les appréciations remplacent les notes chiffrées. En grec, en mathématiques, en sciences naturelles et en philosophie, son niveau a été jugé à peine genügend, ou suffisant, disons passable. C’est en allemand, ainsi qu’en physique et en histoire-géographie, qu’il s’est particulièrement distingué, les examinateurs l’ont gratifié d’un superbe lobenswert – digne de louanges. Son diplôme le situe un peu au-dessus de la moyenne, en deçà des tout meilleurs éléments, des vollkommen entsprechend, ausdauernd ou sehr gut, étiquettes que les professeurs réservent aux premiers de la classe. Zweig aura été bon élève, ni plus ni moins.
Ce qui importe, c’est, grâce à ce diplôme de fin d’études, d’être enfin délivré du bagne de l’enfance. En refermant derrière lui la porte du Maximilian Gymnasium, la Matura en ouvre une autre sur des horizons moins confinés et moins oppressants. Ce moment tant attendu est, pour Zweig, une seconde naissance. Signe de cette soudaine fracture, il quitte l’appartement de ses parents – et les splendeurs militaires du Ring – pour emménager dans une chambre d’étudiant, au cœur de la Josephstadt, le huitième arrondissement. Il y emporte tous ses livres, sa mère lui a donné quelques meubles Biedermeier et des tapis. Il habite au 2 Buchfeldgasse, comme s’il avait choisi exprès sa toute première adresse : das Buch c’est, en allemand, le livre, et das Feld le champ… S’il a choisi de s’inscrire en philosophie, où il n’est pas particulièrement doué et a le moins brillé à l’examen final, au lieu de s’inscrire en allemand ou en histoire, c’est qu’elle est la moins contraignante des voies universitaires : sur les trois années, seule la dernière est sanctionnée par un examen. Les cours et les séminaires étant facultatifs, les deux premières années, à condition de savoir mettre à profit la troisième, peuvent être consacrées à rêver, voyager, sortir le soir ou écrire… Il a choisi les études qui offrent le plus de loisirs et le plus de vacances, sans l’intention de perdre son temps. Ce qu’il veut, c’est vivre enfin sa vie, sans vigiles. A dix-neuf ans, le plus jeune fils des Zweig, tandis que l’aîné, déjà attelé à la profession de son père, sera « fabricant », peut se lancer dans la bohème et profiter enfin de sa jeunesse.
Même si à Vienne, il n’est pas facile d’avoir vingt ans.
Un vieil empereur, un vieil empire
Le monde où Zweig grandit, qu’il dépeindra à la fin de sa vie comme une Atlantide engloutie, avec la plus poignante des nostalgies, était un monde solide et sûr, sans perspectives d’innovation ou d’évolution. C’était, en 1900, comme il l’écrit lui-même avec son sens aigu des formules, « l’âge d’or de la sécurité ». « Tout dans notre monarchie autrichienne, vieille de près d’un millénaire, semblait fondé sur la durée, et l’Etat lui-même paraissait le suprême garant de cette pérennité. » La couronne, qui est la valeur monétaire de l’empire, circule en belles pièces d’or et paraît immuable, à l’image d’une monarchie et d’une société où rien ne change, rien ne vacille, où tout est force et traditions. On y croit éternelles la constitution de l’Etat, les institutions et la famille. Les parents croient pouvoir garantir à leurs enfants, mais encore à leurs petits-enfants et à leurs arrière-petits-enfants, par des testaments rédigés et tamponnés en bonne et due forme, véritables garants d’un avenir réglé d’avance, la fortune dont ils ont hérité ou, comme Moritz Zweig, qu’ils ont fondée eux-mêmes avec énergie et confiance. Dans ce monde d’hier, chacun est sûr du lendemain. Tranquillité, pérennité
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