Stefan Zweig
semblent être les mots clés du pays. Qui aurait pu croire qu’un univers aussi solidement amarré allait bientôt dériver, affronter les tempêtes et couler à pic, comme le continent de la légende ?
Celui qui incarne, en 1900, cette pérennité du royaume, tellement ancrée au cœur des Autrichiens, est l’empereur François-Joseph. Monté sur le trône en 1848, à l’âge de dix-huit ans, il règne depuis cinquante-deux ans et régnera plus de seize ans encore. Homme à l’allure militaire, sec et discipliné, il a connu les pires déboires, politiques et familiaux, mais il a le génie de traverser les orages imperturbable et droit comme un i. S’il a perdu la Lombardie en 1859, Venise en 1866, et s’il n’a pu mettre un frein à l’essor irréversible de la Prusse, s’il a perdu son fils, l’archiduc Rodolphe, qui s’est suicidé en 1889 à Mayerling, et sa femme, l’impératrice Elisabeth – Sissi –, assassinée à Genève en 1898, s’il a connu bien des défaites militaires et diplomatiques et bien des catastrophes d’ordre privé, il demeure contre vents et tempêtes « Sa Majesté apostolique, notre très gracieux Empereur et Seigneur » (Seine apostolische Majestät, unser allergnädigster Kaiser und Herr), le symbole même de ce monde d’hier que chacun croit éternel. Un portrait de François-Joseph orne les salles de classe et de café, les foyers des théâtres, les magasins, les échoppes et chaque famille a le sien. Avec sa barbe blanche, ses favoris en côtelette de mouton que tous les bourgeois de Vienne ont adoptés pour eux-mêmes, avec son uniforme de cérémonie, il rassure et il rassemble. Autour de sa personne, comme autour de la reine Victoria en Angleterre, s’opère un consensus national.
Disposant d’un droit de veto sur toutes les lois, il a accepté les revendications du régime constitutionnel en 1860 et 1867, mais n’autorisera le suffrage universel qu’en 1907. Il a la mainmise sur toutes les affaires publiques et privées du royaume, et rien n’échappe à son autorité. Il règne en monarque absolu, choisissant ses ministres et influençant les décisions des notables, selon une devise en latin qui décrit sa manière et gouverne le pays : quieta non movere – surtout ne rien changer. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes… Immobilisme et sérénité. En Autriche, la moindre esquisse d’un changement passe pour révolutionnaire et, à l’exception de quelques intellectuels, chacun craint comme la peste l’idée même d’une petite secousse. La sagesse est de savoir accepter son sort, croit-on, dans le cadre qui lui a été assigné par la naissance, et dans les limites d’une liberté que veulent bien lui accorder la loi et les usages. Toute tentative pour élargir ses droits dans la légalité suppose le déploiement d’une énergie surhumaine, tant est puissante et rigide l’armature politique et sociale de l’Autriche, ce vieil Etat qui se veut immuable, imperméable à la nouveauté, au modernisme.
L’empereur n’aime pas le progrès. Toute innovation technique trouve en lui un ennemi et, sans l’influence de Sissi, la Hofburg serait restée le dernier bastion de Vienne à se protéger contre l’électricité, contre le téléphone, ou contre… « les commodités ». Hostile à ce qui est neuf et susceptible d’apporter un changement dans une vie qu’il aime toujours pareille in saecula saeculorum, François-Joseph se méfie du train et des autos et croit à l’avenir du cheval ! Il est l’exemple même de la rigidité et du statu quo, fondements de son empire. Au sommet de la pyramide hyper-hiérarchisée de ses concitoyens, l’empereur, ce chef suprême, qui s’épuise huit à dix heures par jour à parapher des documents innombrables et à donner des audiences, a quelque ressemblance avec un automate. Il est comme pris dans la glace des préjugés et des traditions qui gèlent le monde d’hier, et font de lui un royaume hibernatus, où il n’est pas facile d’avoir vingt ans.
En Autriche, la vieillesse fait partie des institutions. Elle apparaît comme une qualité maîtresse, dans cet âge d’or de la sécurité qui n’a de respect que pour le solide et ce qui a fait ses preuves. Les vertus de la jeunesse, l’enthousiasme et l’audace, la confiance en soi et la curiosité pour les nouveautés, paraissent suspectes et dangereuses. Le monarque, mais aussi ses ministres, ses
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