Stefan Zweig
Friderike, qui tape à la machine les feuillets que Zweig rédige et qui s’empilent à une vitesse incroyable sur son bureau. Dans le désert d’Ossining, il travaille sans relâche, de huit à dix heures par jour à des Mémoires où l’Autriche, Vienne et le Paris d’avant-guerre revivent sous sa plume dans la splendeur et la paix d’autrefois. L’écriture seule, n’en déplaise à Friderike, a le pouvoir de le délivrer de tous les poids terrestres. C’est lorsqu’il pose sa plume que les soucis commencent. Dans l’intervalle où il n’écrit pas, Friderike reprend auprès de lui un peu de l’influence d’antan. Elle tente de le réconforter, de lui rendre un regain d’espérance. Au fond, elle s’avoue inquiète. Et lorsqu’il lui annonce brutalement qu’il a pris sa décision d’aller vivre au Brésil, son cœur se serre. Elle le sait moralement très atteint. Elle a peur pour lui. Zweig, tout juste avant de partir, lui citera ces mots de Hölderlin : « Je ne suis plus rien, je n’ai plus envie de vivre. »
Lorsque l’ Uruguay quitte le port de New York pour Rio, le 15 août 1941, il poste à son confrère Hermann Kesten sa dernière lettre avec un timbre américain. Elle contient cet adieu : « Auf wiedersehen, unten oder oben » – Au revoir, ici-bas ou bien au-delà.
Aucun de ses amis ne le reverra unten – ici-bas.
1 D’après Donald Prater, op. cit.
2 Le Tournant , Solin, 1984.
L’élixir du Brésil
Dès qu’il débarque à Rio, Zweig s’y sent selon sa propre expression « libéré d’un poids ». Est-ce la baie de Guanabara, qui l’éblouit à nouveau, la mer qui fouette les plages de Copacabana, les collines arrondies et verdoyantes qui rythment le relief étrange et chaloupé de la ville, ou bien le Christ du Corcovado, les bras en croix ? Est-ce la nature exubérante, ses couleurs à profusion qui l’éblouissent et l’arrachent un temps à la neurasthénie ? Pour Zweig, les retrouvailles avec le Brésil, « pays métis par excellence », ainsi qu’il le définira dans le livre qu’il lui consacre, sont d’abord le choc d’une civilisation qu’il porte aux nues, dans le désir désespéré d’admirer encore, d’admirer une dernière fois.
Au Brésil, explique Zweig, Noirs et Blancs, Jaunes et métis cohabitent pacifiquement, sans qu’une communauté songe à pousser les autres dans un ghetto. D’autant que leurs sangs souvent se mêlent. Le Brésilien descend des Portugais, des Africains, des Indiens, des Slaves, des Japonais, qui ont fait ce pays au cours des siècles, et dont les traits s’allient souvent, dans un même homme, dans une même femme, pour produire ce type particulier et indéfinissable. Ni Blanc ni Noir ni Jaune et cependant tout cela à la fois, le Brésil apporte un formidable démenti à la théorie de la race pure qui sévit en Europe pour le malheur de chacun. Au Brésil, toutes les races, écrit Zweig, vivent ensemble, dans le plus saisissant amalgame. La perversion aryenne y est ignorée. « Il est difficile de rencontrer où que ce soit dans le monde des femmes plus belles et de plus beaux enfants que chez les métis. » Le paradis perdu de Zweig, c’est cette vision d’une terre où les contrastes de couleur, de peau, de sang créent l’harmonie. Où l’on peut être soi, dans la différence. « Le mot métis n’est pas une injure, ici, mais une simple constatation qui n’a rien de péjoratif : la haine des races, cette plante vénéneuse de l’Europe, n’a pas cours ici. » A Rio, rêveur incorrigible, Zweig songe à un pays de Cocagne où la haine serait abolie, où seule gouvernerait la tolérance.
Le Brésil lui renvoie l’image, depuis longtemps perdue, du vieil empire habsbourgeois de son enfance où, sur un même territoire et sous un même drapeau, cohabitaient vaille que vaille, mais dans la paix, des communautés diverses, souvent rivales. Il y a quelque chose d’autrichien ici, sous ces tropiques, pour qui sait rêver, un peu du folklore chatoyant de la vieille Vienne flotte dans l’air de Rio… Il en éprouve – ce sont ses mots – « un sentiment libérateur et bienfaisant ». Bouleversé, observant avec étonnement cette jeune nation pacifique, qui selon lui, « semble ignorer la haine », il noue à son égard une dette de reconnaissance. Ici nul besoin d’étiquette. Est-il encore juif ? Est-il autrichien ? Ou anglais, s’il faut en
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