Stefan Zweig
vieil ami : Cholem Asch. Il s’enferme des heures durant à Yale, avec des livres pour compagnons. Il y arrache ses derniers bonheurs, rédigeant assez rapidement un court essai sur Amerigo Vespucci – intitulé Amerigo –, le navigateur florentin, dont le nom fut éponyme de l’Amérique.
De retour à New York en mars 1941, car Lotte – nouvel écueil – n’a pas supporté le climat du Connecticut – mais quel climat pourrait venir à bout de son asthme ? –, il y prononce, le 15 mai, sa dernière conférence. C’est un adieu au monde. D’une exemplaire concision, d’une brièveté, art zweiguien par excellence, qui, en quelques phrases dramatiques atteint l’auditeur au cœur et le laisse tremblant, exalté, à mille lieues de ses préoccupations banales ou égoïstes, elle a pour titre « En cette heure sombre ». Au nom de l’amitié dont l’étoile a toujours brillé au ciel de sa vie, il demande pardon à chacun de ses amis français, anglais, belges, norvégiens, polonais et hollandais « pour tout ce qui est fait aujourd’hui à leur peuple au nom de l’esprit allemand ». Cet esprit qui fut le sien si longtemps et qui l’est encore, puisqu’il ne renie pas, ne reniera jamais sa culture ni sa langue, a été défiguré par l’idéologie, au point qu’il ne s’y reconnaît plus lui-même. « Nous ne pouvons nier que c’est notre patrie qui a apporté ces horreurs au monde. » Sa honte n’en est que plus terrible et secrète. D’autant plus terrible et secrète – ce sont ses mots – qu’il se défend de vouloir renier ou couper ses racines, expliquant ainsi, en quelques mots simples et magnifiques, l’attachement d’un homme à ce qui le fait être soi : « Si un écrivain peut abandonner son pays, il ne peut pas se détacher de la langue dans laquelle il crée et il pense. C’est dans cette langue que durant toute notre vie, nous nous sommes battus contre l’autoglorification du nationalisme et c’est la seule arme qui nous reste pour continuer à nous battre contre l’esprit criminel et malfaisant qui détruit notre monde et traîne la dignité de l’homme dans la boue. »
Devant l’Emergency Rescue Committee et les membres du Pen Club américain, il parle encore ce jour-là, mais c’est la dernière fois, de « la confiance inébranlable dans l’invincibilité de l’esprit », ultime cri de foi humaniste « au sein d’un monde bouleversé, déjà à moitié anéanti ». « Ce n’est qu’en restant fidèles à nous-mêmes en cette heure sombre et fidèles en même temps les uns aux autres que nous aurons fait notre devoir avec honneur. » C’est sur ces mots qu’il quitte la scène. Définitivement. Le 4 juin, dernier geste de fraternité qui clôt sa vie officielle, il donne un cocktail au bar du Wyndham, pour tous ses amis allemands et autrichiens. Il y affiche son sourire d’homme du monde, parfaitement bien élevé, chaleureux, et une sérénité factice, de bon aloi. Ses adieux s’effectuent avec les plus extrêmes égards. Il veut à tout prix éviter aux amis la contagion de son désespoir. Puis il s’exile à nouveau.
D’abord à Ossining, « une banlieue sinistre », selon Jules Romains, dans l’Etat de New York. En exil lui aussi, Romains rendra à plusieurs reprises visite aux Zweig dans la petite maison sans caractère qu’ils occupent au 7 Ramapo Road. Est-ce la proximité de la prison de Sing-Sing qui a attiré Zweig, dont le pessimisme s’aggrave ? Rien ne peut réjouir l’esprit dans ce décor sans âme, que le tête-à-tête du couple ne saurait en rien embellir. Romains, il le racontera, est le témoin de la mésentente ou du peu d’harmonie qui règne sous le toit du 7 Ramapo Road. Zweig lui-même lui aurait confié : « J’avais cru en épousant une jeune femme m’assurer une provision de gaieté pour mes vieux jours. Et voilà que maintenant c’est moi qui suis obligé de la remonter. » Le sentiment d’être engagé vis-à-vis d’un autre être, irrémédiablement lié, provoque chez lui qui ne l’a jamais supporté, fatigue et tensions. Il renoue de vieilles habitudes avec Friderike qui vient s’installer à Ossining, et auprès de laquelle, s’il faut l’en croire, il oublie ses chagrins et ses entraves. Sa présence provoque-t-elle de nouvelles crises d’asthme chez la fragile Lotte ? Quoi qu’il en soit, elle ne suffit plus à la tâche et c’est désormais Alix, la fille de
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