Stefan Zweig
la liberté n’est pas le maître mot de sa dictature. La censure frappe la presse et la littérature, condamnant toute opposition au silence, à l’exil ou à la prison. L’ambiguïté caractérise la politique extérieure, le Brésil balance entre les forces engagées dans le conflit mondial, et en 1940 Zweig pouvait s’interroger : se rangerait-il, ce pays du futur, du côté des Germano-Italiens ou du côté des Franco-Anglais ? C’était encore un nuage – et combien menaçant ! – à l’horizon de sa vie.
L’opposition, au Brésil, le lui reprochera, l’accusant d’être un homme lige du président et d’avoir reçu de l’argent du gouvernement pour écrire un panégyrique qui gomme tous les écueils de la jeune république. Elle s’étonnera qu’il n’ait pas dans son livre fait la part des choses et, profitant de son prestige, de ses relations privilégiées avec Vargas et ses ministres, qu’il n’ait pas su plaider pour un idéal de justice. Zweig en sera blessé, mais ne répondra qu’incidemment aux critiques. Se réfugiant dans Le Monde d’hier , il ne jettera qu’un coup d’œil distrait et douloureux à ces polémiques qui le rappellent à l’inquiétude et à la peine. Comme à son habitude, sa réponse sera dans le silence et dans la solitude qu’il se choisit alors, quittant Rio pour aller habiter une cité de province, plus sereine.
Zweig n’a-t-il rien vu du vrai décor ? C’est peu probable. Mais il a délibérément tiré un trait sur la politique. Un dégoût profond l’éloigne de toute prise de position. Se cherchant le plus loin possible des champs de bataille une enclave pour échapper à ses obsessions, il a cru la trouver dans ce Nouveau Monde, dont les chances sont encore à saisir, mais qui bouillonne au fond – comment ne l’aurait-il pas compris ? – de forces contradictoires, et qui n’ignore pas moins la haine que l’Ancien. Sa vision idyllique du Brésil, avec son folklore chatoyant, ses perroquets, son café, ses richesses et sa supposée harmonie répond à un dernier effort pour croire en l’avenir. Zweig a déjà pris le parti de ne plus rien voir. Un peu à la manière des sages hindous, il se replie sur lui-même, et médite sur d’autres horizons.
Au Brésil – comment ses lecteurs brésiliens le devineraient-ils ? –, il vit en Autriche, à Paris et en Italie, dans cette Europe qu’il ne se console pas d’avoir perdue et dont il ressuscite le fantôme, fermant les yeux et rêvant à ce qui donnait du sel à sa vie, aux amitiés et aux amours de sa jeunesse. Cet extraordinaire retour sur soi, à l’heure dernière et sombre, répond moins à un élan narcissique de son être – il n’en a jamais été friand –, qu’à une volonté de laisser un message. Non un message politique, mais sous une forme romanesque et douce, un message d’amitié, d’amour. C’est un homme profondément blessé sachant qu’il va mourir, qui écrit Le Monde d’hier , à l’usage des générations futures, pour qu’elles mesurent ce qu’il y avait de beau et de bon dans cette civilisation européenne, anéantie par deux guerres, et telle une Atlantide, en passe d’être un continent disparu. « Parlez et choisissez pour moi, ô mes souvenirs, et rendez au moins un reflet de ma vie, avant qu’elle ne sombre dans les ténèbres. » Ainsi en appelle-t-il à la magie d’un dernier effort : « Si, par notre témoignage, nous transmettons à la génération qui nous suit une seule parcelle de cette vérité sauvée de l’édifice qui s’écroule, écrit-il dans les premières pages, nous n’aurons pas travaillé tout à fait en vain. »
Après avoir hésité entre plusieurs titres, depuis Les Jours enfuis jusqu’aux Années irrévocables , il optera pour ce Monde d’hier , qui consacre un chef-d’œuvre de la nostalgie. L’art de Zweig est au sommet dans ces pages soutenues par l’émotion mais qui gardent une élégance, une finesse et une pudeur, marques indélébiles de l’auteur. Les origines et l’enfance, l’adolescence et ses tourments, puis la jeunesse, ses admirations, ses espérances, sa foi dans les valeurs, ressuscitent. Viennent la gloire douloureuse et la maturité, les premières blessures inconscientes s’approfondissent et l’homme apparaît à la fin, forgé par son histoire et malmené par le destin. L’ombre et la lumière y jouent leur partition, créant ce clair-obscur qui est le décor
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