Stefan Zweig
portugais, elle obtient des places sur le paquebot qui emporte à son bord Heinrich Mann et sa femme, Golo Mann (un autre fils de Thomas) et Franz Werfel, et accoste à New York le 13 octobre 1940. Mais Zweig n’a pas attendu le résultat de ses démarches auprès des autorités, et, moins encore, que le prési dent Roosevelt délivre les visas de longue durée pour un millier d’« intellectuels en danger », que réclament les associations d’expatriés. Faute de croire que son séjour américain puisse devenir moins précaire, à son obsession – Wohin ? – il a répondu par un nouveau départ. Le 9 août 1940, un mois à peine après son arrivée à New York, il embarque sur l’ Argentina . Direction : Rio de Janeiro.
A partir du 21 août, date de son arrivée au Brésil, et pendant une année, sa vie n’est qu’une succession d’étapes, sans projet à long terme, sans vue d’ensemble, sous le signe de l’errance. Nul paysage ne parvient à le retenir, aucun peuple n’adoucit sa souffrance. Il est partout malheureux. Ses voyages ne font plus naître comme avant guerre l’émerveillement dans le cœur curieux et enthousiaste du touriste qui trouvait remède à son mal de vivre dans ses déplacements innombrables, source de tant de joies et de rencontres, si toniques à son œuvre ! Il en subit maintenant la fatigue et les désagréments, traînant avec lui le poids de ses tristesses. Les voyages accusent son inquiétude, sa lassitude, sans le délivrer de rien. Le touriste éclairé n’est plus qu’un sans-patrie qui a perdu ses repères et ses lumières et avance dans le vide, l’esprit morose et angoissé.
Derrière lui, ombre de son ombre, la haute et maigre silhouette de Lotte. A trente ans, l’allure lente et le souffle court, la jeune épouse, silencieuse et dévouée, émouvante par son amour, ne le quitte plus d’un pas. Compagne fidèle et soumise, ses sourires et ses gestes sont empreints de mélancolie. La gaieté, l’entrain lui font défaut. Epuisée par l’asthme, elle semble peser sur l’épaule de Zweig. On dirait que le destin a choisi cette femme, malchanceuse et si peu réconfortante, pour rappeler à chaque instant à l’écrivain sa condition et sa tristesse.
A Rio, le 21 août 1940, personne n’est venu l’accueillir car il a voulu préserver son anonymat ; il loge plus modestement que jadis, à l’Hôtel Central, et peut enfin s’adonner à l’écriture. New York lui en avait presque fait oublier le goût. Reprenant d’anciens manuscrits et en lançant de nouveaux, il retrouve intacte l’énergie créatrice qu’il croyait enfuie et, à l’abri des amis comme des importuns, travaille sans relâche, ne s’arrêtant que pour les repas et fumer en silence un cigare devant la mer. Son équilibre moral s’améliore avec l’élan retrouvé. Le Brésil lui permet de s’éloigner du brouhaha new-yorkais, met un peu de baume sur ses vieilles blessures. Peut-être pourrait-il, s’il le voulait, s’y adapter tout à fait. Mais la paix de l’âme lui est devenue inaccessible. Il a honte de trouver le repos, quand des compatriotes souffrent, il s’accuse de consacrer son temps à une œuvre personnelle, au lieu de livrer combat pour sa communauté, de reprendre sa guerre humaniste. Il n’est pas encore parvenu au bout de la fatigue morale. Fin octobre, répondant à une série d’invitations pressantes, il se rend en Argentine, où les organisateurs de son voyage lui ont concocté une tournée de conférences, de rencontres et de débats. Lotte, malgré sa santé, l’escorte dévotement. Ils demeurent un long mois à Buenos Aires, renouant avec une vie mondaine effrénée, sans que l’écrivain, adulé et applaudi, y retrouve les satisfactions d’amour-propre d’autrefois. Au fond, plus rien ne le distrait de son amertume et de l’abîme de tristesse qui désormais a envahi son cœur. Malgré son pessimisme, Zweig fait un effort sur lui-même et tâche d’apporter quelque réconfort à ses admirateurs, venus par centaines occuper les théâtres où il parle. Plus encore qu’autrefois, les gens ont besoin de son message, qui condamne la haine et la violence, la discrimination et le sectarisme. Mais lui-même croit-il en l’avenir qu’il évoque ? Et cette foi en l’homme, qui fut sa raison de vivre et le nerf de ses livres, n’est-elle pas caduque, alors que lui parvient d’Europe l’écho des premiers génocides ? Un
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