Stefan Zweig
décalage immense s’instaure entre la parole et le réel. Zweig veut cacher son désespoir. Seuls sa pudeur et son amour des hommes l’empêchent de proclamer tout haut qu’il ne croit plus en la cause qui l’a fait vivre, ni en lui-même dont le combat fut vain, ni en cet avenir dont il tâche, dans un effort pathétique et surhumain, de tracer l’improbable figure. Incapable d’affronter des lendemains obscurs, il ne peut pas davantage oublier le passé, ni en faire abstraction. Il se sent vieux, pris au piège de l’Histoire.
Objectivement, il donne l’image d’un homme très occupé et dynamique. En Argentine, il parcourt des milliers de kilomètres, en train et en voiture, pour donner satisfaction à un public friand de ses conférences, effectue, telle une star, la tournée des provinces, prenant la parole à Rosario, Cordoba, Santa Fe. Le 13 novembre 1940, il prend l’avion pour Montevideo, la capitale de l’Uruguay, prié instamment de venir apporter les lumières dont on le croit encore habité. Il s’acquitte de la conférence, dont il destine la recette, comme les précédentes, aux organisations de secours pour les réfugiés allemands et autrichiens. Il a été brillant, convaincant. Moralement, il ne tient plus debout. C’est un homme brisé qui se cache derrière cette prestigieuse apparence. Zweig n’est plus sûr de rien et chaque jour, chaque nuit sans sommeil lui apporte son lot de tourments insupportables. De retour à Rio, en plein été, dès le 15 novembre, il subit la chaleur de plein fouet, sans trouver aucune joie au spectacle de la baie, aucune consolation à voir le Christ du Corcovado accueillir les hommes du monde entier sous le signe du pardon et de la paix. « Survivre, écrit-il à Paul Zech le 12 décembre, est certes sans doute l’essentiel, mais en aurons-nous la patience ? »
La carte de vœux du Nouvel An 1941 qu’il envoie à ses amis d’Amérique du Nord porte une strophe des Lusiades de Camões, le poème fondateur de la nation portugaise, qu’il a traduite en allemand et écrite de sa main :
Weh, wieviel Not und Fährnis auf dem Meere,
Wie nah der Tod in tausendfalt Gestalten !
« Sur mer, que de tourments, que de pertes ! Que de fois la mort nous menace ! Sur terre, que de guerres et de fourberies, que de malheurs inévitables ! Où donc pourrons-nous, faibles humains, trouver refuge ? Où mettrons-nous, vers de terre, notre courte existence à l’abri des sévères décrets du ciel indigné 1 ? »
Comme le héros des Lusiades , il n’a pas fini sa course. D’un territoire à l’autre, il erre à la recherche d’une paix qu’il ne peut éprouver nulle part tant elle n’est pas en lui-même. En janvier, de Bahia à Belém en passant par Pernambouc, il effectue un épuisant et virevoltant voyage dans le nord du Brésil. Mais l’été altère la pauvre santé de Lotte, et lui-même, en proie à d’autres tourments, éprouve le besoin de changer une nouvelle fois de décor. Le 23 janvier 1941, après cinq mois d’Amérique du Sud, il retourne à New York revoir Friderike, qui habite un appartement à Greenwich Village, et quelques amis, dont Klaus Mann. Ce dernier, qui le croise par hasard sur la Cinquième Avenue, lui trouve l’allure changée, négligée – il n’est pas rasé ! – et presque affaissée, le regard « fixe et douloureux » ; Zweig ne l’a pas encore aperçu. Devant Mann, qui note le fait, il se redresse, sourit, redevient en un instant le good old Stefz , avenant et courtois. Le « somnambule » – ainsi le perçoit Mann – s’est ressaisi. Mais l’observateur ne s’y est pas trompé : le visage offert est un masque, qui cache un homme désemparé, atteint. « Je le prenais pour le type de l’écrivain qui s’ouvre au monde avec gourmandise, et que rien n’atteint. Et c’était un désespéré ! », dira Klaus Mann 2 . Le quiproquo durera longtemps. Le vrai Stefan Zweig est au-delà. Au-delà des convenances et des apparences, au-delà de cette image policée, sage et bourgeoise qu’il a donnée de lui à ses contemporains.
La course continue. Du Wyndham Hotel, le voici ou plutôt les voici – car toujours Lotte docilement le suit – au Taft Hotel, non plus à New York mais à New Haven, dans le Connecticut. La proximité de la somptueuse bibliothèque de Yale est le prétexte de ce nouveau déménagement. A New Haven, Zweig retrouve un hôte de marque, et un
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