Stefan Zweig
croire son passeport ? Il oublie tout, y compris ses origines, au contact de cet étrange monde où – enfin ! – dans un brassage inouï, chacun est à la fois soi et un autre. Ici, on peut recommencer sa vie. Renaître de ses cendres.
Les pays soi-disant supérieurs ne pouvant plus se vanter de leurs exploits, de leurs conquêtes, le progrès bafouant l’idée même de civilisation, Zweig refuse de les ranger selon leur puissance industrielle, financière ou militaire. Il propose d’établir « un degré d’exemplarité » des pays selon « leurs sentiments pacifiques et leurs dispositions humaines ». Par son métissage, le Brésil serait le plus digne d’être aimé et donné en exemple. « Si la civilisation européenne devait vraiment être anéantie dans cette guerre qui est un suicide, nous savons qu’une civilisation nouvelle est ici à l’œuvre, prête à traduire en réalité tout ce que les nobles générations intellectuelles ont vainement souhaité et rêvé : une culture humaine et pacifique. » Si le mot avait encore pour lui quelque sens, il pourrait sans doute y être heureux. Au Brésil, l’air lui apparaît léger, affranchi du poids de la haine, cette haine qui le poursuit dans une traque infernale, le rattrapant partout quand il croit trouver la paix. Cet air, il le respirerait à pleins poumons, s’il n’était rongé intérieurement par la maladie de l’âme. Incurable et mortelle. Le soleil, la lumière, la joie exubérante du Brésil ne pourront rien pour lui. La nuit et le désespoir l’habitent.
Au pire moment de sa vie, quand ses dernières forces avec ses derniers espoirs déclinent, il trouve assez d’énergie pour écrire un livre à la gloire d’un jeune pays. Brasil, pais do futuro (Brésil, terre d’avenir) : envisageait-il encore un lendemain ? D’un ultime élan, désintéressé, il parle aux générations futures et leur offre ce modèle à méditer d’un pays sans le poids de l’Histoire, aux perspectives d’avenir immenses. « L’homme qui vit dans ce pays, écrit-il pour l’avoir expérimenté lui-même, sent au-dessus de lui le battement puissant de ses ailes. » A l’Europe, terre épuisée, malmenée et proche de mourir, il oppose les possibilités de cet espace inexploité ou vierge, riche surtout de ce qui y sera fait demain. Confiant dans son dynamisme et dans sa jeunesse, il ressent ses promesses jusqu’au vertige. « C’est un pays agréable pour tous ceux qui ont déjà beaucoup vécu, écrit-il, beaucoup vu de ce monde, et qui voudraient bien maintenant trouver la paix et le recueillement dans un beau paysage, pour réfléchir sur leurs expériences et les apprécier. Et c’est aussi un merveilleux pays pour les êtres jeunes qui veulent apporter leur énergie non encore utilisée à un monde non encore épuisé. »
Le Brésil réveille ses sens engourdis. Il offre en partage un peu de sa puissance et de son impétuosité naturelles à l’homme vieillissant et triste, qui s’apprête à fêter ses soixante ans avec une jeune femme malade, dans le décor flamboyant de Rio. L’âge n’a pas épuisé sa curiosité, ni son goût de connaître et d’apprendre. De voir, de toucher, d’aimer. Laissant Lotte à l’hôtel, il arpente la ville, des après-midi entiers, explorant les beaux quartiers et les favelas, les pics et les vallées de cette cité grouillante et voluptueuse, où tous les contrastes viennent parler à son cœur. Zweig ne sera jamais un touriste blasé. Infatigablement, pendant des semaines, il visite São Paulo, Pernambouc, Manaus, ou d’autres lieux qu’il ne connaît pas encore. Il lui faudrait des années pour explorer ce pays vaste comme un continent, il sait qu’il n’a plus le temps que de l’effeuiller. Mais il le fait avec conscience, avec amour. Des plantations de café aux villes de la fièvre de l’or, en passant par ses plages, ses montagnes, ses fermes et ses hameaux, il ne se contente pas de voir et de noter. Il vit au diapason. Enthousiaste, fiévreux et plein de reconnaissance, Zweig doit au Brésil ses derniers plaisirs, ses derniers étonnements. En buvant son café noir, à l’arôme puissant, il a « la certitude de déguster le feu mystérieux du soleil des tropiques, contenant tous les éléments de la vie, en même temps que l’essence divine de tous ces paysages, dont chaque arbre, chaque colline, chaque baie ressuscitent comme dans un rêve et vous apportent
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