Stefan Zweig
sérieusement menacée par les conditions actuelles, et qui ne se perpétue qu’à travers toutes sortes de difficultés : celle des Grands Européens. Plus tard, on fera leur histoire… » : Romains, dès la première phrase de son texte chaleureux, met en valeur le combat de toute la vie de Zweig, ce combat pour lequel il s’est donné sans compter, de toute son âme, et dont il pense qu’il l’a perdu. C’est un message d’optimisme que Romains lui adresse, pour lui dire qu’il est un des maillons de la chaîne qui finira par avoir raison de la violence, du fanatisme, de la folie même. Rendant hommage à son œuvre autant qu’à sa personnalité, il conclut en affirmant qu’il n’a pas manqué à sa mission et que son exemple, si la sienne ne l’entend pas, servira aux générations futures. « Stefan Zweig ne s’est jamais flatté d’être un héros, écrit Jules Romains. Mais il peut se piquer d’être un sage ; prouesse non moins difficile, et peut-être encore plus rare, par les temps que nous vivons. »
Pour souffler les bougies, en ce 28 novembre, peu de gens sont venus. Hormis Jules Romains, ô combien présent dans ces pages imprimées, Lotte et Abrão Koogan, Claudio de Souza sont venus de Rio. A Petropolis, Zweig ne compte qu’un seul ami, qui partage le même exil que lui, avec son épouse : un Allemand, confrère écrivain et journaliste, ancien rédacteur en chef du Berliner Tageblatt , Ernst Feder. Il habite à quelques mètres de chez lui, et vient presque tous les soirs partager un moment d’amitié. La nuit tombe tôt et Zweig, qui ne dort plus qu’à l’aide de somnifères, redoute les soirs. Les heures paraissent moins longues, moins lourdes à supporter, quand les Feder viennent les rejoindre, sa femme et lui. On bavarde sous la véranda, on échange des livres, on joue aux échecs, tandis que les deux épouses, d’un naturel également effacé, écoutent en souriant ces conversations d’hommes qui ressuscitent, dans leur allemand impeccable et subtil, l’atmosphère de leurs vies à Berlin et à Vienne. Comme le temps passe et comme ils sont loin tous quatre de ce qu’ils ont aimé ! Un soir – est-ce ce 28 novembre ? – Feder prête à Zweig des volumes de Montaigne, en français, qu’il a emportés avec lui dans l’exil 4 . Il s’y plonge aussitôt, se donnant sous les tropiques l’illusion de baigner dans la lumière de France, se souvenant avec émotion de ses paysages, de sa culture, de son raffinement, de l’éclat inimitable de ses plus grands phares. Ni Montaigne ni Balzac ne suffiront à lui rendre l’espoir, mais ils adouciront ses angoisses. De l’auteur des Essais , Zweig admire le raisonnement et la clarté, l’élégance de l’expression, mais c’est son stoïcisme qui va, ici, décider Zweig. Chantre de l’amitié, « homme franc, ennemi des contraintes », ainsi que le dépeint un contemporain, il croyait lui aussi dans la liberté de l’individu. Or quelle liberté s’affirme mieux qu’au moment suprême ? Zweig médite son conseil de quit ter l’existence en sage : « La mort qu’on choisit est toujours la plus belle. »
Esquissant l’ébauche d’une dernière biographie, il ne l’écrira pas. A Petropolis, Stefan Zweig qui se languit de l’Europe, a mal à l’âme. Ses racines brisées, il est vidé de sa sève. A quoi bon le soleil, les fruits divins du Brésil, la gentillesse de ses derniers amis ? Un voile noir couvre le monde autour de lui, tandis que ses forces l’abandonnent. « La terreur que m’inspire l’époque croît jusqu’à la démesure, écrit-il à Friderike le 27 octobre, nous ne sommes qu’au début du pire. » Et c’est en imitant Montaigne, qu’il la remercie de ses vœux d’anniversaire, rédigeant un poème qui se termine ainsi :
Jamais on n’aime plus la vie
Qu’à l’ombre du renoncement.
3 Jules Romains, Saints de notre calendrier , Flammarion, 1952.
4 Ernesto Feder, Encuentros , Buenos Aires, Editorial Rosario, 1945.
Rêver l’Autriche
En réponse à l’attaque du Japon contre Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, les Etats-Unis entrent en guerre. Pour Zweig, le pire ouvre ses abîmes, quel pays au monde pourra encore préserver sa neutralité dans un conflit qui engage désormais les quatre continents ? « Je jouis de la beauté de l’été et, tandis que la chaleur transforme Rio en fournaise, j’ai des nuits fraîches et des
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