Stefan Zweig
privilégié de Stefan Zweig, et trouve dans ce livre, morceau vivant de sa mémoire, son ultime splendeur. L’ombre finira par l’emporter. Le paysage final est celui d’une éclipse, ou, pour emprunter l’image de l’auteur, celui d’un voile de deuil qui vient obscurcir toutes ses pensées, sa vie.
Le Monde d’hier paraîtra en langue allemande à Stockholm, édité par Bermann-Fischer, sitôt après sa mort. « Toute ombre est fille de la lumière et seul celui qui a éprouvé la clarté et les ténèbres, la guerre et la paix, la grandeur et la décadence, a vraiment vécu. » La dernière phrase du livre prendra alors tout son sens, laissant l’écho d’un dilemme et d’un déchirement. Pour Stefan Zweig, cette promenade à rebours dans le temps, empreinte de regrets et de mélancolie, vers les territoires perdus d’un lointain paradis, est son testament.
Vivre à Petropolis
Petropolis, dans la montagne, à quelque quatre-vingts kilomètres de Rio de Janeiro, petite ville de province, pleine de charme et de douceur, accueille Stefan Zweig, en septembre 1941, pour sa dernière halte. Ancienne résidence d’été de l’empereur du Brésil, elle porte le nom de son fondateur, Pedro II (1825-1891), qui y a non seulement fait bâtir son palais mais y a introduit, pour cultiver ses terres, une population d’origine rhénane, dont les us et coutumes et la langue même se sont implantés avec elle. La « ville de Pierre » est à la fois brésilienne, avec son climat humide, sa végétation luxuriante, et européenne par le style de ses constructions, de ses avenues, et le mode de vie de ses habitants. Elle évoque irrésistiblement Baden-Baden ou Ischl, et avec son théâtre, son petit casino, les villégiatures du vieux monde, leur élégance désuète et leur parfum de cures. Pour Zweig, c’est Salzbourg sous les tropiques. Il n’y manque que les concerts et la baguette de Toscanini pour que l’illusion l’emporte.
Les maisons, que les habitants nomment ici des chalets, sont en bois, recouvertes de crépis de couleurs pastel. Sous leurs toitures en dentelles, les balcons sont fleuris et les volets découpés de motifs en cœur, exactement comme les demeures du Tyrol ou de la Bavière. Marié à une Habsbourg et soucieux de lui faire oublier son exil, Pedro II a fait peindre les murs extérieurs de sa demeure de cette teinte brun-rouge, qui est un des avatars du jaune de Schoenbrunn et sur laquelle tranche le blanc des colonnes, des pilastres et des frises. Planté au milieu d’un parc que protège une modeste grille, l’ancien palais n’a rien d’écrasant ni de pompeux, et ressemble plutôt à une maison de famille. Un prince, descendant en ligne directe de Pedro II, et héritier de ses titres, habite le domaine dans un bâtiment à l’écart, avec sa femme et ses nombreux enfants. Il n’en est pas moins un citoyen parmi d’autres, à peine un peu plus riche ou plus extravagant. Et lorsque don Pedro sort de chez lui à cheval, ou bien dans sa calèche – peut-être est-ce un tilbury ? –, les passants le saluent, aimables, respectueux. Zweig a-t-il été sensible à l’européanité de cette famille princière, d’origine portugaise et alliée à la France, qui porte les beaux noms des Bragance, des Orléans et des Bourbons, mais qui a également mêlé son sang à la famille impériale d’Autriche et aux rois d’Espagne ? Elle incarne si parfaitement l’Europe dans sa propre histoire que son prestige rejaillit sur Petropolis, où elle vit, mélancolique, elle aussi en exil. En exil de l’empire, et loin de ses racines.
Dans ce petit Salzbourg, où manquent à jamais le fœhn et la neige, la vie est comme l’air qu’on respire : douce, légère et naturelle. Une rivière paisible, serpentant entre une double haie d’arbres et de vieilles balustrades en pierre, coule au milieu de la rue principale où s’alignent de modestes boutiques. Sur la place, au bout de l’avenue, un café où l’on peut s’asseoir à des tables de marbre en sirotant le noir breuvage national, tient lieu de Sacher local. A droite, près du chalet blanc et vert d’Alberto Santos-Dumont – l’inventeur de l’aviation a ici, lui aussi, sa maison –, se trouve l’université catholique. A gauche, la résidence impériale, puis une rue ravissante, bordée de petits palais au milieu de jardins exquis, parachèvent le style autrichien de Petropolis. Un peu partout,
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