Stefan Zweig
idéale du malheur qui vient l’arracher à une banalité trop longtemps consentie pour mieux la broyer dans un mécanisme qui la dépasse. L’image de ce couple solidaire dans la souffrance et maudit par le destin, qui choisit de vivre ensemble ou de mourir à deux, saisit à la gorge. Zweig a ébauché sa propre mort dans ce manuscrit inachevé, comme une esquisse du geste à venir.
Ivresse de la métamorphose n’a pas suivi Zweig à son départ pour le Nouveau Monde. Le plus social, le plus historique de ses romans se déroule tout entier dans cette Autriche qui est l’immuable décor de ses fictions. Il exhale une étrange odeur de fleurs fanées. Le vrai sujet, n’en déplaise à l’éditeur allemand qui lui a imposé son titre, est moins la métamorphose de la jeune fille que la décadence d’un monde où la mort des valeurs entraîne celle de ses héros. Le passé, toujours lourd au cœur de Zweig, et qui habite ce roman comme un élixir dans un flacon ancien, est le secret de cette ivresse dangereuse et mortelle. On peut mourir de nostalgie.
A Petropolis, rêvant encore, il esquisse Clarissa . Ce roman est comme l’écho du précédent. Il se déroule en Autriche, avant, pendant et après la Première Guerre mondiale. Il met en scène une jeune fille, ni très belle, ni très originale, mais sage et soumise à son sort. Au collège, bonne élève, elle se lie d’amitié avec une créature infiniment séduisante et douée, mais que sa bâtardise, sitôt décelée, exclut des groupes. Elle la perd de vue, devient une femme placide, qui se conforme aux règles, et aux ordres de ses supérieurs. A l’occasion d’un colloque de psychologie – cette refoulée absolue est assistante d’un médecin psychiatre ! –, elle rencontre un Français dont elle tombe amoureuse. Et qui la délivre, en partie, de ses censures. La guerre éclate. Enceinte, Clarissa décide de garder son enfant. Pensant ne jamais revoir son ami français, elle épouse l’un de ses malades, un Hongrois ou peut-être un Tchèque qui accepte de donner son nom à l’enfant. Elle est presque heureuse quand, la paix revenue, elle s’aperçoit non seulement que son mari est un truand et un psychopathe, mais que son propre père est mort en lui ayant caché les lettres de l’homme aimé. Le père de son enfant n’a pas été emporté par la guerre, il proposait de l’épouser. Mais l’heure est passée.
Cette histoire sinistrissime, également inachevée, dont Zweig n’a écrit que le début – jusqu’au mariage de Clarissa et à la naissance de l’enfant –, consacre sa désespérance. Rédigée à Petropolis, se passant tout entière en Autriche, comme s’il n’y avait pas d’autre pays au monde, c’est la plus noire et la moins subtile des fictions de Zweig. Il lui manque ce je ne sais quoi qui fait vibrer toutes les autres, même les plus mélancoliques ; la plume jouissive et tendre qui était sa marque ne sait plus sourire ni consoler ; Zweig ne trempe plus son encre que dans des larmes amères. Incapable d’élargir à d’autres horizons son imaginaire, il n’en finit plus de réinventer, dans des couleurs de plus en plus sombres, le monde qui a été le sien, où ne se meuvent plus que des fantômes émaciés, des morts-vivants et des femmes exténuées à l’âme malade.
« Le Joueur d’échecs »
Voici son dernier trésor. Cadeau posthume à ses lecteurs, ce n’est pas un roman inachevé, mais une nouvelle, admirablement ciselée, chef-d’œuvre de concision dramatique auquel on serait bien en peine de changer un accent ou une virgule. Intitulée Die Schachnovelle (Le Joueur d’échecs) , Zweig l’a écrite à Petropolis dès septembre 1941, et il a pris le temps de la relire et de la corriger. A Rio, il avait acheté un manuel pour se perfectionner lui-même dans ce jeu diabolique où il est loin d’exceller, mais qui le fascine depuis l’adolescence et qui réussit à l’arracher à la morosité, en le forçant à se concentrer hors du temps, sur des manœuvres et des probabilités. Ce manuel lui a inspiré ces quelques pages, qui laissent un souvenir puissant et une émotion particulière.
Elles racontent l’histoire d’un duel entre deux champions. L’un est un professionnel des échecs, Mirko Czentovic. Fils d’un misérable bateleur du Danube, qui l’a abandonné à sa naissance, il a été élevé dans un milieu rural par un brave curé qui est le premier
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